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LA CITÉ DANS LES FERS

Bertrand prit le parti de rire de cette aventure un peu ridicule pour lui.

Il n’était pas homme à souffrir un échec. Cet incident, piquant son amour propre, lui fit oublier toutes ses réflexions de tout à l’heure.

Ah ! Ma petite ! Je te mâterai bien, se dit-il en lui-même pendant qu’il regagnait son appartement.


IX

LE MACHINISTE


Le rapide 33 attendait le signal du conducteur. La locomotive mugissait. Elle crachait de la fumée, impatiente de s’élancer à l’assaut des rails qui fuyaient sur deux lignes noires se rétrécissant au loin.

L’ingénieur, le buste au dehors, regardait distraitement, les voyageurs s’engouffrer par les portes.

L’horloge marquait cinq heures moins une minute quand au-dessus de la foule massée sur le quai de la gare Bonaventure émergea la haute silhouette d’André Bertrand. Il était accompagné d’Eusèbe Boivin.

Un bruit rythmé de cloches résonna lourdement. Le conducteur d’un geste large de tout le bras donnait le signal du départ. Lentement les dix wagons du 33 s’ébranlèrent.

Les deux voyageurs eurent à peine le temps de sauter dans le train en marche.

Après avoir traversé le char parloir, ils s’installèrent sur l’observatoire à l’arrière et regardèrent défiler autour d’eux, des scènes et des choses que chaque tour de roue déplaçait.

Ce fut d’abord des quartiers sales de la ville que l’on traversa : des cours, des hangars, noircis par la suie. Parfois du linge étendu sur une corde, mettait une note plus gaie au milieu de cette tristesse.

Puis ce fut la gare de Saint-Henri. Le train bifurqua et quelques minutes plus tard, il s’engageait sur le pont Victoria.

La fumée des remorqueurs faisait des taches dans le ciel bleu : elle obscurcissait l’eau du Saint-Laurent.

Comme des oasis, l’Île Ronde, l’Île Sainte-Hélène, l’Île aux Millions se dressaient, orgueilleuses d’émerger ainsi du grand fleuve et de le braver. Puis, ce fut la campagne, une fois Saint-Lambert franchi. Le soleil y plongeait ses rayons obliques ; il donnait au vert printanier des teintes variées, des nuances multiples, depuis le plus tendre qui est presque jaune, jusqu’au plus foncé qui est presque brun. Le train, maintenant devant les étendues, s’acharnait à les vaincre.

Il fuyait dans un halètement joyeux, il allait, toujours plus vite, rempli d’une vie mystérieuse qu’il communiquait jusqu’à ses extrémités. Il trépidait, et de temps à autre, languit, dans un jet de vapeur, un cri prolongé, un cri de conquête exacerbé qui se répercutait dans la campagne. C’était comme un serpent gigantesque qui se glissait tantôt en ligne droite, tantôt en dessinant des courbes hardies ou gracieuses.

La casquette rabattue sur les yeux, les passagers de l’observatoire se laissaient bercer par ce cahotement, ne parlant que par monosyllabes et très peu.

— Je vais fumer une pipe de tabac, à l’intérieur, ici il y a trop d’air dit Boivin à son compagnon.

— Moi aussi, je rentre.

À l’extrémité du wagon, l’opérateur du radio, les oreilles recouvertes de minuscules cornets, écoutait de par les airs les mille voix de l’univers qui parvenaient jusqu’à lui.

— Voulez-vous prendre un message pour Québec demanda Bertrand ? Au château Frontenac… M. Riverin. « Serai Château ce soir »… Le train rentre à quelle heure ?

— Neuf heures. Nous faisons maintenant le trajet en quatre heures.

— Alors mettez : « Serai château ce soir à neuf heures et demi ». Signez A. B. Vous envoyez le message immédiatement ?

— Immédiatement.

Le jour baissait. L’ombre s’étendait sur les campagnes. Quand le convoi traversa le pont de Québec il faisait noir. On ne distinguait rien. Seul un bruit plus accentué de ferrailles indiqua que l’on passait derechef d’une rive à l’autre.

L’opérateur du radio n’avait pas menti.

À la gare l’horloge de la façade marquait neuf heures et quelques minutes quand Boivin et Bertrand s’engagèrent dans la côte du Palais.

L’air était doux et frais.

Ils jugèrent à propos de se rendre à pieds au rendez-vous. Ils prirent la rue Saint-Jean, contournèrent la rue de la Fabrique, puis la rue Buade, où dans le carré, se dressa, imposante, la Basilique incendiée jadis et qu’on a reconstruite sur un modèle identique.

Le politicien salua ce Monument de la Foi et qui garde dans ses pierres que le feu épargna, un peu du passé d’une race.

Sur la terrasse illuminée où un corps de musique jouait une valse de Strauss, les élégants et les élégantes de la Vieille Capitale