Page:Paquin - La cité dans les fers, 1926.djvu/17

Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
LA CITÉ DANS LES FERS

quoi bon » et retrouva Boivin qui l’attendait, accoudé à la clôture.

— Elle a de l’audace, la petite !

— Oui, mais quels yeux !… Et je ne sais rien d’elle. Je ne sais même pas qui elle est.

Il se mit à rire.

— Elle a une façon bien à elle d’éluder les torts… Et quelle voix !… et quels yeux !… Et puis dans le fond, je m’en moque.

Il ne s’en moquait pas tant que cela.

Cette nuit-là, il dormit mal. Il lui sembla qu’il labourait dans un champ. Devant lui, filaient des autos lancées à toute vitesse. L’une passant trop près, accrocha, du garde-boue, les manchons de sa charrue. Il vit dans la voiture une jeune fille qui le narguait et dont les yeux avaient une couleur comme il n’en avait jamais vu. Des éclats de rire pétillèrent comme des fusées qu’on lance.

Au matin, il fut heureux d’être délivré de ce cauchemar. Mais, dans la journée, souventes fois, il lui arriva de songer à l’incident de la veille. Cela lui causait une drôle de sensation de colère, de mépris de lui-même, et aussi de douceur langoureuse.

Un soir, la veille de son départ pour la ville, il siffla Milord, son chien, et partit à pieds, faire une promenade au travers des champs.

Il voulait se rendre compte de l’état des travaux, et aussi jeter le dernier regard du maître sur son domaine.

Combien de temps serait-il absent ? Il ne le savait pas. Les vacances étaient terminées et le tourbillon dans lequel il s’était jeté, l’emporterait peut-être bien loin, sans lui permettre aucun loisir. Des projets lui germaient dans le cerveau qu’il voulait voir naître et mûrir. Il se sentait prêt pour les grandes besognes, les besognes qui n’ont que deux issues : ou elles consacrent un homme, en font l’un des enfants gâtés de la Fortune en le plaçant sur les sommets, ou bien elles le brisent à tout jamais, tuant jusqu’à l’ultime réconfort : l’Espoir. Il n’y avait pas de milieu. Le succès ou l’insuccès. Le succès c’est la renommée, la gloire, l’immortalité. L’insuccès, c’est la déchéance, la ruine, la mort.

Il songeait vaguement à toutes ces choses en s’en allant par les guérêts, le long de la rivière.

Le soleil venait de se cacher pour la nuit. On entendait coasser les grenouilles éprises de vie et d’amour. Il s’arrêta.

Le chien vint gambader près de lui. Il lui caressa la tête.

En face, la rivière roulait. Elle était bleue, violette, orange et ocre, selon qu’on la regardait vers l’est ou vers l’ouest. Aux remous, on voyait des teintes d’argent. En face, sur l’Île Bizard, la Pointe à Monck, comme un museau de renard, avançait dans l’eau multicolore.

Au loin, là-bas, par delà le lac des Deux Montagnes dont l’eau calme reflétait les nuages du ciel, les uns tragiques de sang, d’autres somptueux de l’or du crépuscule, il apercevait Oka, avec le monastère gris des Trappistes et l’École d’Agriculture aux tons rouges des briques. Plus loin encore, sur la montagne, dans le vert tendre de la frondaison neuve, mais que le soir bleuissait, l’église de Saint-Joseph, avec son clocher luisant, semblait un phare céleste dominant la contrée.

André alluma sa pipe et demeura quelques instants sans songer. Son esprit s’engourdissait ; il s’alanguissait. Dans le volupté grisâtre que la brise dispersait, il aperçut deux yeux, des yeux verts, violets, glauques… Il essaya d’en préciser la couleur. Il ne peut réussir. Ces yeux lui firent oublier toute la beauté de l’heure. À son insu, l’idée s’implanta en lui que ces yeux-là étaient plus beaux que tous les paysages, même lorsque la nature, comme ce soir, s’ingénue à les orner de toute sa magie. Le rire qu’il avait entendu l’autre midi, valait à lui seul toutes les harmonies de la nuit, le bruit de cascade d’eau, les chansons de l’arbre, le roucoulement des oiseaux.

Tout à coup comme si un voile se fut déchiré, une constatation se dressa devant lui. Il aimait cette inconnue… Il essaya de résister. Tout criait sa défaite : l’impuissance, à chasser l’image qui l’obsédait, une paralysie de la volonté. Il eut un sourire triste. Le chien dut s’en apercevoir. Il regarda longuement son maître, les yeux voilés.

— Mon pauvre Milord. C’est bien vrai que je t’aime.

Son abattement tomba. Il but l’air qui goûtait le printemps et en face du couchant, il se jura qu’aucun obstacle, ne le pourrait séparer d’Elle.

Il en ignorait tout. Qui était-elle ? Son cœur était-il libre ?

Peu lui importait ! Il l’aimait ! Le reste ne comptait pas.

Un instant avait fait naître cet amour. Un instant avait suffi pour qu’il eût la conviction de sa présence en lui. Les années