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LA CITÉ DANS LES FERS

homme qui s’aventure dans une savane dont il ignore la solidité du fond, il jetait quelques coups de sonde, voulant connaître quels étaient, vis à vis lui, les sentiments de la foule. Puis, quand il vit qu’il en possédait la majorité, que les braillards étaient moins nombreux, que la force de leurs cris ne le faisait présumer, quand il eut reconnu les différents groupes de la claque, disséminés de ci de là, il parla avec plus de véhémence. De son regard perçant, il fixait les mécontents dans leurs coins. De se sentir envisagés, les intimidait un peu, et ils oubliaient d’interrompre, comme leur consigne le voulait.

Dans un éclat de voix, qui surprit comme un bruit de foudre dans un temps calme, Bertrand, le dos tourné à l’auditoire, apostropha Sir Vincent Gaudry.

— « M. le ministre, sans faiblir, ce qui prouve un degré de cynisme avancé vous avez voulu traîner dans la boue une femme honorable, laissant deviner qu’elle était ma maîtresse. M. le ministre, le fait serait vrai que je vous mépriserais pour attaquer un absent quand cet absent est une femme. Je vous méprise doublement, parce que vous êtes un menteur… un lâche menteur… et que vous le savez ».

Saisissant le Solliciteur Général, par les basques de son habit, il le força à se lever.

— Maintenant, continua-t-il, vous allez laver l’honneur de cette femme sur qui vous avez bavé…

Sir Vincent fit signe qu’il allait parler.

Les cris s’apaisèrent.

— Messieurs…

« Vive Gaudry » cria quelqu’un.

— Messieurs… Je maintiens ce que j’ai dit…

Bertrand s’appuya d’une main à la tribune improvisée. C’était une petite table d’à peine deux pieds de diamètre.

— Silence ! rugit-il plutôt qu’il ne cria.

La foule se tut, surprise.

Il était pâle.

Il avait les yeux injectés de sang.

— Messieurs, je ne suis pas venu ici pour insulter qui que ce soit, ni me faire insulter. J’étais venu discuter de politique. Mes adversaires, redoutant de porter la question sur ce terrain ont préféré faire d’odieuses calomnies… Je n’ai pas l’habitude de la galanterie mais je ne puis, sachant que les allégués sont faux, laisser abîmer l’honneur d’une femme. M. Gaudry va retracter ici…

— Qu’est-ce que tu vas faire ? crie un auditeur aviné et qui se tenait au premier rang.

— Nous verrons… M. Gaudry je vous somme de vous rétracter… Faites-le de bonne grâce.

Le ministre devint rouge, blanc, jaune, puis finalement vert. Mais il ne broncha pas…

Une lueur mauvaise dans le regard, la gorge haletante, Bertrand s’avança vers lui.

L’homme aviné monta sur l’estrade.

— Y rétractera pas, dit-il en montrant le poing. Furieux, André le prit par le cou et l’endroit du corps humain qui sert de coussin, le balança à bout de bras et le jeta dans la foule.

La bagarre commença.

Quelques personnes envahirent l’estrade et s’approchèrent de l’orateur à qui ils voulaient faire un mauvais parti.

Celui-ci saisit la table qu’il brisa contre le mur de briques, et se servant de l’une des pattes en guise de gourdin, il tint les assaillants à distance.

Les coups pleuvaient ; son bâton avec un bruit sinistre s’abattait sur les têtes, pendant qu’en bas, en une ruée où partisans et adversaires se confondaient, des gueules saignaient, des yeux noircissaient.

Profitant du tumulte, Sir Vincent Gaudry s’était esquivé.

Le président, à plusieurs reprises, enflant ses poumons, essaya de dominer la clameur.

Rien n’y fit.

Une rage de se battre était dans l’assemblée. Organisés, les membres des clubs radicaux, se tenaient, en autant que possible, par petits groupes. Sur l’estrade, des occupants de tantôt, il ne restait plus qu’André Bertrand. Accoudé au mur de briques il défendait ses positions.

Le nombre des assaillants grandissait.

L’un d’eux réussit à mettre la main sur l’arme improvisée, un coup de poing appliqué en pleine figure, le fit s’écraser la mâchoire fracassée.


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Montant la rue Ahmerst, une troupe de gens armés de bâtons, et que guidait Albert Gingras, fit soudain irruption.

— Vive Bertrand ! Laissez-le parler criaient-ils, s’apprêtant à entrer dans la mêlée. Et ils soulignaient par des gestes menaçants la fermeté de leurs avis.

L’estrade s’évacua.

On dut transporter deux des combattants à la pharmacie du coin.

D’autres s’y acheminèrent la tête basse.