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ŒIL POUR ŒIL

sa famille. Elle demeurait au loin, dans le faubourg, au sein de la population des travailleurs dont il faisait partie.

Les trois amis firent eux-mêmes sa toilette ultime, dernier service à un camarade de plaisir comme de peine.

…Dans la nuit bleue, après qu’ils l’eurent exposé en chapelle ardente, et que la famille à ses pieds priait et pleurait, ils partirent chacun de son côté, hérauts lugubres, annoncer la macabre nouvelle.

Comme une trainée de poudre, elle se répandit de maison en maison, de rue en rue.

Le faubourg Paul II bougea. Dans l’air nocturne, retentirent des imprécations, des cris de douleurs, des hurlements de haine. Ce fut à la maison endeuillée une procession ininterrompue, comme à la tombe d’un martyr. N’était-il pas un martyr ? la première victime tombée, celle dont le sang criait vengeance, et déchaînait dans leur paroxysme les passions exaltées de la multitude. Toute la nuit, ils défilèrent devant le cadavre, où l’on apercevait à la hauteur de l’œil, le trou sombre qu’avait creusé la balle.

Un détachement de police arriva bientôt. Devant le nombre de plus en plus grossissant de la foule qui se pressait en face de la maison sinistre ; devant les menaces qui montaient aux lèvres, l’humeur de combat et de lutte qui s’emparait graduellement des manifestants, le lieutenant qui avait charge de l’escouade, se contenta de laisser quelques hommes sur les lieux, leur enjoignant d’être calmes, et de ne pas provoquer par un geste maladroit, l’ire populaire.

Il retourna aux quartiers généraux, fit son rapport.

Le chef averti nuitamment, sans uniformes, sans insignes, sans rien qui trahisse sa fonction officielle, enquêta sur place voulant étudier la situation et se rendre compte de l’état d’animosité des esprits. Il revint perplexe, ne sachant s’il devait, par la force réprimer, cette manifestation de sympathie ou la laisser s’accomplir en toute liberté.

Un dilemme se posait devant lui.

Disperser la foule, la laisser maîtresse du terrain !

Dans un cas comme dans l’autre, le danger subsistait d’un commencement d’émeute.

Après avoir conféré avec son assistant, il choisit la dernière alternative, attendit avant d’agir, de nouveaux développements. La journée du lendemain fut paisible. Elle était, toute au deuil consacrée.

Le devoir religieux accompli, les représailles commenceraient.

C’est ce qu’avait décidé le comité temporaire formé durant la veillée tragique. Le faubourg se dresserait, redoutable, menaçant, aidé des autres faubourgs, supporté par les unions ouvrières, les clubs socialistes, comptant sur l’appui des chefs de l’opposition politiques qui se dresseraient enfin devant le pouvoir, assurés d’avoir derrière eux le peuple opprimé, et qui s’exaspère de l’oppression.

Les abords de l’église saint Paul, depuis longtemps déjà étaient envahis, quand on entendit dans le lointain, le bruit cadencé de milliers et de milliers de pieds, martelant la neige durcie.

Le corbillard traîné par deux chevaux, avançait lentement au milieu de la cohue des curieux qui encombraient les rues et les trottoirs. Après, bannière en tête, les unions ouvrières défilaient. Tout ce monde observait un silence religieux, impressionnant, effrayant.

Ils étaient au-delà de dix milles, quatre par quatre, les uns priant solitairement, en égrenant le chapelet entre leurs doigts que le froid a fait gourds, les autres fixant la terre de leurs regards sombres, où se lisait avec l’amertume et la colère, la décision de venger le camarade immolé.

L’église, pourtant vaste, l’une des plus vastes de Leuberg put à peine contenir le tiers des assistants. Ceux qui ne purent entrer, demeurèrent à la porte, attendant de reprendre leurs rangs pour la dernière procession, celle qui avait pour but ultime le cimetière.