Page:Paquin, Huot, Féron, Larivière - La digue dorée, 1927.djvu/61

Cette page a été validée par deux contributeurs.
59
LE ROMAN DES QUATRE

Si vous consentez à me seconder jusqu’à la fin, — et je vous jure que notre entreprise n’a rien de malhonnête — vous serez amplement récompensé. Mais alors, il faut vous armer de courage et d’énergie. Dès que la demande d’incorporation sera connue, vous serez en butte aux indiscrétions des journalistes et à l’armée des curieux que l’affaire Lafond passionne. Alors, pourquoi ne pas aller passer quelques jours à la campagne comme vous m’en avez exprimé le désir dimanche dernier ?

Je serai, demain après-midi, à notre rendez-vous habituel, si je vous y retrouve, je comprendrai que vous êtes toujours des nôtres.

Bien à vous,
Votre Compagnon de pêche. »


Mais oui ! pourquoi pas un congé de quelques jours ? Durant ce temps, l’orage, si orage il devait y avoir, aurait le temps de se calmer… Et puis, depuis quinze ans que je pratiquais ma profession, n’était-ce pas le premier congé véritable que je m’octroyais ? Quant à abandonner la partie, je ne pouvais y songer, l’incorporation que l’on me demandait n’avait en soi rien de répréhensible et les honoraires que mon travail devait me rapporter étaient certes trop alléchants pour les sacrifier…

Je griffonnai à la hâte quelques mots à l’adresse de mon clerc et de ma dactylographe, prétextant un appel d’urgence de ma famille, je sautai dans mon auto et, deux heures plus tard, je réveillais les miens que mon arrivée jeta dans la joie.

Le lendemain midi, je retrouvai mon mystérieux compagnon déjà installé.

— Tiens, bonjour notaire, vous allez bien ? Vous arrivez au bon moment, la truite semble décidée à mordre.

De sa récente visite à mon bureau, de son billet de la veille, il ne me glissa pas un traître mot, c’était à croire qu’il n’en avait gardé aucun souvenir et lui, plutôt silencieux d’habitude, parlait ce jour-là avec une telle volubilité qu’il m’était impossible de placer un seul mot. Je compris qu’il voulait éviter toute allusion aux derniers événements et d’ailleurs, il avait raison, la truite mordait et, pour un pêcheur, les brusques soubresauts du bouchon offrent une sensation si délicieuse qu’elle en fait oublier toute préoccupation.

Je passai ainsi cinq jours délicieux, partagés entre l’affection des miens, l’étude captivante des fleurs et des insectes et d’agréables séances de pêche en compagnie de mon ami de fortune.

Le sixième jour, je ne retrouvai pas mon camarade au rendez-vous. J’allais tout de même jeter ma ligne à l’eau quand, mes yeux tombèrent sur un numéro de la « Nation ». En première page, je vis :


LES FUMISTERIES DU « MONDE ».


« Voici que notre confrère, après les pitoyables canards auxquels nous avons coupé les ailes de manière si probante, nous semblait-il, revient encore à la charge avec son affaire Lafond. Jusqu’à présent, sa lubie était plutôt innocente, ses reporters faisaient du roman à sensation ; mais voici que maintenant, pour faire excuser ses turpitudes, il ose lancer les plus basses insinuations contre un Notaire dont la vie honnête et digne, la haute réputation d’intégrité et de travail, mettent tout à fait à l’abri de ces stupides calomnies… »


Je n’en lus pas davantage. Ces quelques lignes suffisaient à me convaincre que ma présence était nécessaire à mon bureau. D’autant que, si ce journal avait ainsi été laissé sur la grève, ce ne pouvait être que par mon mystérieux client. Je pliai bagage et repris le chemin de mon cottage où ma femme fut on ne peut plus surprise de ma subite résolution de retourner en ville.

— Mais oui, ma chérie, un rendez-vous très important que j’avais complètement oublié…

— Et quand nous reviendras-tu ?

— Demain soir au plus tard.

À une heure et demie, j’étais à mon bureau.

— Quoi de neuf ?

— Tant de choses, patron, me répondit mon clerc, que je ne saurais par où commencer.

— Vraiment ? Avez-vous les derniers journaux ?

— Les journaux ? et je lus dans les yeux du jeune homme une telle gêne que je compris qu’il n’osait me les communiquer.

— Ne craignez rien, je sais à quoi m’en tenir.

— Vous savez ? Quoi ?

— Que le « Monde » a insinué que j’étais mêlé de quelque façon à l’affaire Lafond.