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LE ROMAN DES QUATRE

Elle regarda avidemment…

Et ce nom encore !…

Elle s’appuya des deux mains au comptoir… Allait-elle s’évanouir ? Non… elle regardait encore… elle dévorait ces deux noms :

Henri Morin, capitaliste… Montréal.

Germain Lafond, ingénieur… Ottawa.

Jeannette sentait un vertige l’emporter… Et sans savoir ce qu’elle faisait, mue uniquement par un instinct ou un souvenir, elle abandonna la plume qu’on lui avait donnée et courut à l’ascenseur.

Le préposé la reçut avec une révérence.

— Quel appartement, madame ?

— Chez Monsieur Germain Lafond !… murmura Jeannette défaillante presque.

— Le préposé sourit et répondit :

— Bien, madame.

Il ferma la grille de la cage, et la machine se mit en mouvement. Alors, un homme accourut criant :

— Attendez ! attendez !…

Cet homme n’était autre que M. Henri Morin.

Mais l’ascenseur continuait à s’élever vers les étages supérieurs.

M. Morin proféra un juron, et sans plus s’élança vers le grand escalier.

Mais son manège avait été découvert par l’autre jeune homme à figure bronzée. Celui-ci murmura quelques paroles rapides à son compagnon, et à son tour se rua vers le grand escalier, juste au moment où Henri Morin disparaissait sur le palier supérieur. Mais un autre encore gagnait à la course l’escalier, et cet autre, c’était l’ironique Philéas. Seulement, Philéas n’alla pas loin : une main solide le happa par le collet de son veston et une voix moqueuse disait :

— Attendez, mon ami… vous monterez là-haut lorsque je vous en aurai donné la permission, et soyez gentil, sinon je vous fais ficher dedans, là !

Et ce jeune homme, qui n’avait pas l’air de badiner, était ce jeune homme trapu, le compagnon de cet autre inconnu à figure bronzée.

Philéas regarda avec ahurissement cet homme qu’il fut sur le point de prendre pour un revenant. Rêvait-il ?

— Asseyons-nous, et attendons ! reprit l’inconnu.

Et il força Philéas à s’asseoir sur une banquette de la rotonde.

Pendant ce temps, Jeannette Chevrier atteignait le deuxième étage et allait vivement frapper à une porte.

La porte s’ouvrit pour encadrer la figure largement épanouie d’Elzébert…

— Mon ange ! Oh ! mon ange ! cria-t-il en reconnaissant la jeune fille.

Celle-ci avait poussé un cri strident…

Deux hommes, à l’instant même surgissaient d’une chambre voisine et s’approchaient rapidement de Jeannette. Un troisième personnage accourait… et un personnage que la jeune fille croyait reconnaître : c’était Henri Morin.

— Mademoiselle, dit-il, à la jeune fille médusée, si vous voulez gagner cette chambre… là !

Il indiquait la chambre d’où venaient de sortir les deux hommes, que Elzébert reconnaissait, dans sa surprise immense, pour MM. Bourgier et Rinfret.

— Mais… qui êtes-vous, Monsieur ? bégaya la jeune fille avec une crainte instinctive.

— Mademoiselle, répliqua l’inconnu à voix basse et douce, je suis Henri Morin, votre protecteur…

Jeannette jeta une exclamation de surprise et de joie en même temps…

Mais sa surprise joyeuse devint une angoisse, puis une stupeur indéfinissable, quand tout à coup un jeune homme surgit, rugissant comme un tigre, et d’un coup de poing abattit Henri Morin. Et devant les yeux éperdus de Jeannette se dressa la silhouette triomphante du jeune homme à figure bronzée.

La jeune fille poussa un cri déchirant… ses mains se tendirent violemment devant elle, comme si elle eût voulu repousser une vision de spectre. Puis elle recula en fermant les yeux, et murmura comme en rêve :

— Germain Lafond !…

Elle s’affaissa sur l’épais tapis…

— Jeannette ! Jeannette ! cria Germain Lafond en tombant à genoux près de la jeune fille inanimée.

À l’instant même, Henri Morin, qui s’était relevé, le saisissait au collet, le soulevait avec une vigueur peu commune, le secouait rudement et rugissait :

— Vous dites que vous êtes Germain Lafond ?

L’autre, ayant retrouvé son sang-froid, considéra une minute Morin, et répliqua froidement :