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LE ROMAN DES QUATRE

certificat d’enregistrement ou les lettres patentes de votre mine ?

Certainement, je vous les fournirai, assura Elzébert qui chancelait sur ses jambes. À ses lèvres se figeait un sourire stupide, tandis que ses joues s’empourpraient comme des flammes ardentes.

L’instant d’après il demeurait seul, transporté d’enthousiasme, et courait à son flacon de cognac.

— Allons ! encore un bon coup et je vais aller annoncer la bonne nouvelle à Jeannette.

Il quitta peu après, titubant, son appartement. Il revint au bout de cinq minutes, ayant été informé que Mlle Chevrier n’était pas au Château.

— N’importe ! se dit Elzébert tout radieux, elle viendra sûrement tout à l’heure, et alors… Tiens ! je bois encore un coup…

Décidément, cette boisson ne demande qu’à se faire avaler sans rien dire…


VII


Qu’était devenue Jeannette Chevrier ?

Avant de descendre du bâteau, ce matin-là, la jeune fille s’était rappelé les recommandations du mystérieux Henri Morin… « de ne pas se montrer en public avec le nommé Germain Lafond », c’est-à-dire, comme elle l’avait fort bien compris, avec Elzébert Mouton. Elle laissa s’écouler le flot pressé des voyageurs, et quand elle fut assurée qu’Elzébert avait pris le chemin de la cité, elle débarqua à son tour, confia ses bagages à un chauffeur de taxi en lui recommandant d’aller les déposer au Château, et, pédestrement, monta à la haute-ville. Elle ne se rendit pas de suite, à l’hôtel. Elle voulut se délasser, respirer l’air embaumé de ce matin de juillet, et elle s’en alla au hasard par les rues de la ville. Elle flâna longtemps sur la rue Saint-Jean, lorgnant les étalages et les devantures des magasins et des boutiques. Elle oublia l’heure de son petit déjeuner. Elle s’attarda à faire quelques emplettes de bibelots sans valeur et de colifichets. Chez un bijoutier, elle marchanda deux ou trois superbes rivières.

Elle fit l’acquisition de petits bijoux quelconques, et poursuivit sa visite des échoppes et des boutiques. Finalement la fatigue l’envahit. Elle héla un taxi qui passait à vide et commanda au chauffeur de la conduire au Château.

À ce moment, il était dix heures précises.

À dix heures et demie elle se trouvait au bureau de l’hôtel et demandait un appartement : boudoir, chambre et salle de toilette. Comme on n’avait rien de tout à fait prêt à ce moment, on lui demanda tout de même de signer la liste des hôtes, l’assurant qu’on ferait diligence pour préparer l’appartement.

L’employé s’apprêtait à lui présenter le Livre des Hôtes… Par curiosité, Jeannette promena un regard circulaire autour d’elle. Elle vit des hommes aller et venir, d’autres assis en de larges fauteuils, d’autres encore causant à voix basse. Mais deux personnages, arrêtés non loin d’elle, attirèrent plus particulièrement son attention. L’un était un grand jeune homme, élégamment mis, au teint légèrement basané et qui semblait entretenir mystérieusement un autre jeune homme, plus petit, la cigarette aux lèvres, le chapeau melon campé en bataille sur l’oreille droite, et la mine ironique et gouailleuse. Qui étaient ces personnages ? Notre lecteur a, nul doute, reconnu Pierre Landry, ou, s’il aime mieux, Henri Morin, capitaliste, et son lieutenant, Philias.

Mais il était plus loin deux autres personnages, qui semblaient dissimuler leur présence, et que Jeannette ne vit pas. L’un était aussi un grand jeune homme, à la mine énergique, très bien vêtu, et aux manières fort distinguées. Mais de même que Landry ou Morin, son visage était fortement bronzé par le soleil. Son compagnon, était aussi un jeune homme, à peu près du même âge, mais moins grand, trapu, à l’air solide, et possédant une physionomie joviale. Et si Elzébert se fût trouvé là, il fût tombé de tout son long en reconnaissant ces deux personnages. Et Jeannette elle-même, si elle eût été moins fatiguée, si elle se fût donné la peine de mieux regarder, n’aurait pas manqué de reconnaître de grands amis. Et qui sait ? elle allait peut-être regarder mieux, lorsque l’employé, qui lui présentait le livre, dit doucement et poliment :

— Si vous voulez signer ici, mademoiselle…

Il indiquait une ligne blanche sous un autre nom.

Mais ce nom !…

Jeannette tressaillit violemment. Son cœur battit à se rompre.