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LE ROMAN DES QUATRE

n’a pas l’air le moins du monde d’un meurtrier, et qui, par ailleurs, est apparenté à une famille très distinguée de notre vieille cité, a été remis en liberté…


Comme on le pense bien, Elzébert, après cette lecture, n’en pouvait croire ses yeux.

— Ai-je trop bu de cognac ou pas assez ? se demanda-t-il.

En même temps il regarda la seconde bouteille qu’il avait attaquée, quelques minutes auparavant.

— Eh bien ! non, je pense que je n’ai pas suffisamment éclairci mes idées.

Il alla sans plus vider une formidable rasade.

— Hem !… Hemmmm !… fit-il. À cette heure, je vais relire ça… ça en vaut la peine !

À cette minute précise, on frappait dans sa porte.

— Entrez ! cria-t-il rondement, déjà remis en bonne humeur et tout rempli d’audace par les effets rapides de la liqueur.

Un chasseur introduisit un personnage étranger.

C’était un homme de belle taille, mince cependant, mais bien découplé, élégant et distingué de manières ; un vrai gentilhomme par la physionomie et l’accoutrement, et jeune encore, mais le teint quelque peu basané, comme le remarqua Elzébert qui s’y connaissait.

— Tiens ! pensa-t-il, on croirait que ce monsieur a passé l’été dans les bois ou sur les rives des grands lacs !…

— Monsieur Germain Lafond ?… fit interrogativement le visiteur. Est-ce bien à Monsieur Germain Lafond que j’ai l’honneur de parler ?

Ce nom de Germain Lafond fit un curieux effet sur l’esprit d’Elzébert Mouton.

Il regarda le gentilhomme avec hébétement d’abord. Puis, sans être trop sûr de ce qu’il disait, il répondit :

— Oui, monsieur… je suis bien Monsieur Germain Lafond !

Et comme s’il eût lâché un grand secret, il soupira avec allègement.

— Ingénieur du Gouvernement ? interrogea encore l’inconnu.

— Parfaitement, monsieur ! répondit Elzébert avec assurance cette fois.

Le visiteur sourit et reprit :

— En ce cas, monsieur Lafond, permettez-moi de décliner mes noms et qualités : je suis Monsieur Henri Morin, capitaliste.

Elzébert faillit tomber à la renverse.

Ho ! Ho ! c’était donc là ce mystérieux Henri Morin ! Et ce jeune homme élégant et distingué, car Elzébert ne pouvait lui dénier ces qualités matérielles, était-il un soupirant à la main de Jeannette Chevrier ? Tentait-il d’amorcer la jeune fille par des sommes d’argent considérables ? Car c’est bien cet Henri Morin, se disait Elzébert, qui a fait cadeau à Jeannette d’un $27,000. De suite une sourde jalousie gronda au cœur de notre trappeur.

Mais avant de se laisser aller à des sentiments ou à des actes indignes d’un homme fier de lui-même, comme l’était à ce moment Elzébert sous l’averse du cognac qui lui avait inondé l’esprit et le ventre, et qui commençait à produire de singuliers picotements dans ses jambes, oui, Elzébert voulut savoir au juste ce que pouvait bien lui vouloir cet inconnu, qui, maintenant, souriait avec une parfaite bonhomie.

— Daignez vous asseoir, Monsieur Morin, dit-il ; et si vous n’êtes pas trop difficile, nous allons vider un petit verre d’eau-de-vie avant de faire plus ample connaissance.

— Ce n’est pas de refus, monsieur, sourit Morin. Décidément, ajouta-t-il de l’air le plus placide du monde, on ne m’a pas trompé en m’affirmant que Monsieur Lafond est un homme hospitalier et tout à fait charmant.

Sous le compliment, Elzébert se gourma. Et, posément, évitant de faire de faux mouvements, car il se sentait devenir « chaud » un peu vite à présent, il marcha vers sa table…

Mais déjà M. Morin le retenait, disant :

— Monsieur Lafond, j’attends justement deux de mes amis, et j’aimerais que vous les traitiez tout aussi bien que moi, attendu que nous venons parler d’affaires avec vous. Car, dois-je vous l’avouer de suite, nous avons été informés que vous avez une grosse somme d’argent à placer, sans compter que vous possédez certaine mine d’or…

— Parfaitement, parfaitement, monsieur, répliqua Elzébert avec un air d’importance qui valait bien son pesant d’or. Et je vous le dis également de suite, je suis content de rencontrer des hommes d’affaires de Québec.

Et Elzébert allait poursuivre son chemin vers sa table et ses flacons, lorsqu’il en fut