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LE ROMAN DES QUATRE

prenait le chemin de la rue Peel, Landry gronda avec une rage concentrée :

— Nous sommes joués ! Cet imbécile de Mouton est plus fin que je ne l’avais pensé. N’importe ! la partie n’est pas encore perdue : ce soir même je prends le convoi de Québec et alors…

Pauvre Mouton !

Et un large sourire envahit la figure de Landry dont la physionomie changea complètement.


V


Elzébert, comme on le pense, s’était embarqué sur le « Montréal ».

Après un copieux souper, il était remonté à sa cabine. Là, il s’était assis sur le bord de son lit, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains. Il médita sur son triste sort. Car son sort n’était pas à envier assurément ! Il avait de l’argent, certes, mais, comme il le savait à présent et pour la première fois en sa vie, l’argent ne fait pas toujours le bonheur. Là, à cette heure, il aurait préféré se voir le dernier des pauvres, le plus misérable des gueux sans chaumière et sans feu, et posséder ce trésor unique qu’il avait un moment cru devoir posséder : le corps tiède et parfumé de la belle Jeannette Chevrier ! Ô Paradis de rêves ! que vous tombez tôt en ruines ! Ô visions de l’amour ! vous n’êtes que nuages qu’engloutit en un clin d’œil l’espace infini ! Ô femmes divines ! vous n’êtes souvent que des ombres vaporeuses qu’absorbe l’ombre impénétrable !

Tels étaient les accents de désespoir qui s’échappaient lugubrement de l’âme affligée de ce pauvre Elzébert.

Et cette cabine luxueuse, en laquelle venait mourir le doux et poétique clapotement de l’eau au flanc du navire, lui apparaissait tout à coup comme une geôle. Dame ! en fin de compte, il aurait tout autant préféré se voir interné en une vraie cellule de pierre et de fer en quelque sombre prison avec son ami Paul Durand !

Paul Durand !…

Voilà qu’en y pensant Elzébert regrettait d’avoir sitôt oublié cet ami, de l’avoir abandonné après l’avoir cru coupable d’un odieux assassinat. Il y pensait d’autant plus que, avant le somptueux dîner qu’il avait pris, mais sans trop de plaisir, en compagnie de dames exquises, il avait lu sur un grand quotidien de Montréal — et le journal était là tout étalé encore sur sa table — oui, il avait lu ce fait divers :


« Un mystère impénétrable ! »


« Quelques mois passés, un ingénieur du Gouvernement Fédéral était assassiné dans le Nord Ontario, près de Golden Creek, comme nous en avons dans le temps rapporté le fait. Cet ingénieur, du nom de Germain Lafond et d’origine canadienne-française, avait été inhumé, après sa mort, sans que trace de son ou de ses meurtriers eût été trouvée. Or, le gouvernement donnait instructions, quelques jours passés d’exhumer le cadavre pour qu’il en fût fait un examen minutieux ; mais, chose fort singulière, on vient de découvrir que le cercueil qui contenait ou qui était censé contenir le cadavre de Lafond… oui, on vient de reconnaître que ce cercueil était vide… »


Suivaient commentaires et hypothèses, puis le journaliste concluait que l’assassin était sous verrous et que, fort probablement, il aiderait à tirer au clair cette énigme.

Ce fait divers avait impressionné fortement Elzébert, attendu qu’il croyait Lafond bien mort et enterré. Or, voici que son cercueil était vide ! N’était-ce pas, en effet, mystérieux et inimaginable ?

— Diable ! fit le trappeur avec un fort malaise à l’esprit, si Lafond n’était pas mort, ou si, par extraordinaire, il était ressuscité, qu’est-ce que j’aurais l’air, moi, qui lui ai pris son nom ?

Comme on le pense bien, Elzébert s’était tenu parole : c’est sous le nom de Germain Lafond qu’il s’était présenté sur le bateau, et ce nom avait été dûment inscrit sur la liste des passagers.

Certes, notre ami, qui était à coup sûr un honnête garçon et qui, sans savoir, avait employé un truc de canaille qui cherche à se soustraire à la main parfois très lourde de la Justice, ne pouvait manquer, après réflexion, de ressentir quelque inquiétude. Déjà il demandait à la méditation et à son esprit rebelle un moyen de se tirer du bourbier en lequel il s’était fourré, lorsqu’on frappa rudement dans sa porte. Malgré sa surprise, il demeura empêtré dans sa torpeur, son esprit continuant à flotter