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LE ROMAN DES QUATRE

quelqu’un pour moi, dites que je suis partie… que des amies m’ont invitée à souper… Alors, moi, monsieur, en vous voyant, j’ai pensé que vous saviez.

Et la brave femme était très piteuse devant l’air déconfit d’Elzébert.

— Partie !… murmura Elzébert pour la seconde fois. Des amies qui l’ont invitée à souper… ajouta-t-il mentalement.

Il baissa la tête, comme si on lui eût donné un coup dessus. Et dans son cœur… oui, il sentit un grand choc !

— Elle s’est moquée de moi ! pensa-t-il, dépité.

Les termes des lettres qu’il avait reçues si mystérieusement brûlèrent son souvenir.

— Oui… je suis bien un idiot et un imbécile !

Soudain, un ricanement sourd tomba de ses lèvres, un ricanement de folie. Il tourna le dos brusquement, sauta les marches du perron, courut à son auto et hurla au chauffeur ébahi :

— Au bateau ! Au bateau ! et que le diable emporte les maudites coquettes.

Tandis que le taxi dévorait l’espace. Madame Hardy, demeurée dans la porte entrebâillée, se tapait la tête et pensait :

— Mademoiselle aurait eu un drôle de nez d’épouser cet homme-là. Il est sûrement fêlé quelque part ! Pauvre garçon, tout de même !…

Elle referma la porte…


IV


Tandis que se passaient ces scènes, si nous pénétrons dans l’Hôtel Mont-Royal, nous trouverons dans un appartement du premier étage un jeune homme qui, sombre et méditatif, se promène avec agitation et les mains au dos.

Il est environ sept heures du soir. L’hôtel est tout illuminé.

Un lustre en verroteries éclaire d’une lumière blanche et profuse un petit salon et l’homme qui s’y trouve.

Dans cette lumière blanche la physionomie de l’inconnu s’accuse nettement et avec une précision remarquable : un grand soleil n’aurait mieux amplifié la forme de ses traits.

L’homme était jeune, nous l’avons dit, grand, découplé merveilleusement, vigoureux, quoique d’une taille mince. Son teint hâlé accusait de longs jours vécus sous les soleils ardents ou dans les brises des lacs. Ses cheveux auraient pâli près de la chevelure d’ébène de Jeannette Chevrier. Et si nous mentionnons ici le nom de notre héroïne, c’est à dessein, car ce jeune homme, de temps à autre, tire d’une poche intérieure de son veston de coupe impeccable, une petite photographie, il s’arrête un moment sous le lustre et contemple la radieuse beauté de Jeannette Chevrier. Chaque fois qu’il a ainsi regardé la belle enfant, il murmure avec une rage concentrée :

— Je la conquerrai ! je la conquerrai !… ou bien j’y perdrai ma fortune et mon nom !

Et ce jeune homme, qui semble de tempérament fort impétueux, se remet à sa marche saccadée.

Il est fort élégant. Il n’est pas laid du tout. Ses yeux sont fort beaux, s’ils n’étaient pas rendus si vilains par l’éclat farouche et féroce qui s’en échappe souvent. Ses manières, dans la société, doivent être distinguées. Enfin, toute sa physionomie respire l’énergie, l’audace et la témérité. Au moment où nous le trouvons, il s’est arrêté brusquement, ses yeux lancent de multiples éclairs, et ses lèvres grondent ces paroles qui passent difficilement entre ses dents serrées :

— Foi de Pierre Landry ! je renverserai tous les obstacles, je briserai tout sur mes pas, mais Jeannette sera à moi !

Ces paroles parurent apaiser son esprit et ses nerfs tendus : il reprit plus tranquillement sa marche, mais il demeura sombre et de plus en plus abîmé en ses pensées.

Or, si Paul Durand et Elzébert Mouton se fussent tout à coup trouvés en ce lieu, ils auraient été grandement étonnés en découvrant sur un siège, et jetés là pêle-mêle, un feutre mou de couleur imprécise, une barbe noire postiche, une jaquette bleue marine, des culottes bouffantes, des bottes dites « bâtardes ».

Ah ! diable… est-ce que ce Pierre Landry était un comédien attaché à un théâtre de la Métropole ? Était-il du « Canadien », du « Chanteclerc », du « Saint-Denis », du « Canadien-Français » ? Ou bien encore, le célèbre imprésario Gauvin avait-il déniché de par le monde, et tout particulièrement en France, quelque acteur prodigieux qu’il allait exposer aux lumières de nos scènes canadiennes à côté