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DE L’ART DE TERRE.

moy : car combien que ie fusse six iours et six nuits deuant ledit fourneau sans cesser de brusler bois par les deux gueules, il ne fut possible de pouuoir faire fondre ledit esmail, et estois comme vn homme desesperé ; et combien que ie fusse tout estourdi du trauail, ie me vay aduiser que dans mon esmail il y auoit trop peu de la matiere qui deuoit faire fondre les autres, ce que voyant, ie me prins a piler et broyer ladite matiere, sans toutesfois laisser refroidir mon fourneau : par ainsi i’auois double peine, piler, broyer et chaufer ledit fourneau. Quand i’eus ainsi composé mon esmail, ie fus contraint d’aller encores acheter des pots, afin d’esprouuer ledit esmail : d’autant que i’auois perdu tous les vaisseaux que i’auois faits : et ayant couuert lesdites pieces dudit esmail, ie les mis dans le fourneau, continuant tousiours le feu en sa grandeur : mais sur cela il me suruint vn autre malheur, lequel me donna grande fascherie, qui est que le bois m’ayant failli, ie fus contraint brusler les estapes (étaies) qui soustenoyent les tailles de mon iardin, lesquelles estant bruslées, ie fus contraint brusler les tables et plancher de la maison, afin de faire fondre la seconde composition. I’estois en vne telle angoisse que ie ne sçaurois dire : car i’estois tout tari et deseché à cause du labeur et de la chaleur du fourneau ; il y auoit plus d’vn mois que ma chemise n’auoit seiché sur moy, encores pour me consoler on se moquoit de moy, et mesme ceux qui me deuoient secourir alloient crier par la ville que ie faisois brusler le plancher : et par tel moyen l’on me faisoit perdre mon credit, et m’estimoit-on estre fol.

Les autres disoient que ie cherchois à faire la fausse monnoye, qui estoit vn mal qui me faisoit seicher sur les pieds ; et m’en allois par les rues tout baissé, comme vn homme honteux : i’estois endetté en plusieurs lieux, et auois ordinairement deux enfans aux nourrices, ne pouuant payer leurs salaires ; personne ne me secouroit : Mais au contraire ils se mocquoyent de moy, en disant : il luy appartient bien de mourir de faim, par ce qu’il delaisse son mestier. Toutes ces nouuelles venoyent à mes aureilles quand ie passois par la ruë ; toutesfois il me resta encores quelque esperance, qui m’accourageoit et soustenoit, d’autant que les dernieres espreuues s’estoyent assez bien portées, et deslors en pensois sçauoir assez pour pouuoir gaigner ma vie, combien que i’en fusse