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mutuelle ; admettons que déjà dans cet état de la société agissent tous ces instincts que l’on honore plus tard du nom de « vertus » et que l’on finit par identifier presque avec l’idée de « moralité » : à cette époque, ils n’appartiennent pas encore au domaine des appréciations morales, ils sont encore en dehors de la morale. Un acte de pitié par exemple, à l’époque florissante des Romains, n’est qualifié ni de bon, ni de mauvais, ni de moral, ni d’immoral : et, si même on le loue, cet éloge s’accordera au mieux avec une sorte de dépréciation involontaire, dès qu’on compare avec lui un acte servant au progrès du bien public, de la res publica… L’instinct de troupeau tire pas à pas ses conséquences. Quelle quantité de danger pour la communauté et pour l’égalité contient une opinion, un état, un sentiment, une volonté, une prédisposition, voilà qui est la perspective morale : là encore la crainte est mère de la morale. Ce sont les instincts les plus hauts, les plus forts, quand ils se manifestent avec emportement, qui poussent l’individu en dehors et bien au-dessus de la moyenne et des bas fonds de la conscience du troupeau, qui font périr la notion de suprématie de la communauté et détruisent sa croyance en soi, en quelque sorte son épine dorsale ; ce seront ces instincts que l’on flétrira et que l’on calomniera le plus. L’intellectualité haute et indépendante, la volonté de solitude, la grande raison semblent déjà des dangers ; tout ce qui élève l’individu au-dessus du troupeau, tout ce qui fait peur au prochain s’appelle dès lors méchant ; l’esprit tolérant, modeste, soumis, égalitaire, ayant des désirs mesurés et médiocres, arrive à un renom et à des honneurs moraux[1]. »

Si nous récapitulons le bilan moral de la solidarité, nous voyons qu’il faut se garder de voir en elle le lien

  1. Nietzche, Par delà le Bien et le Mal, § 201. Édition du Mercure de France, p. 120.