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l’antinomie esthétique

c’est-à-dire de l’altruisme. Il est le grand messager de paix, le musagète de la fraternité humaine.

Selon Tolstoï, l’art consiste à « faire passer les conceptions religieuses du domaine de la raison dans celui du sentiment[1] ». L’art doit être le grand adversaire de la personnalité et de l’individualisme. « Toute œuvre d’art doit émouvoir tous les hommes de la même façon. À cette seule condition, elle est bonne et louable. » Le mal, c’est l’individuation, le bien c’est la dépersonnalisation. L’art doit travailler à la dépersonnalisation des âmes.

Mais comment une œuvre d’art émouvrait-elle tous les hommes de la même façon ? Les âmes sont trop différenciées pour que l’art qui est précisément le domaine où s’affirme le mieux cette différenciation en arrive jamais à produire l’uniformité de sentiments souhaitée par Tolstoï. — Quant à Guyau, il oublie que si l’art est, en un sens, un élément de sympathie humaine, il est aussi, en un autre sens, un ferment de rivalités et de discordes. Les haines littéraires et artistiques, nous l’avons dit déjà, ne sont pas les moins ardentes. C’est pourquoi l’esthéticien individualiste sépare les genres[2] et

  1. Tolstoï. Qu’est-ce que l’Art ?
  2. Schopenhauer a marqué finement l’opposition de l’art et de la morale. « La bonne volonté est tout en morale, dit-il : dans l’art, elle n’est rien. Ici, comme l’indique le nom même de l’art (Kunst), ce qui compte, c’est le pouvoir. » La bonne volonté, la