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AMITIÉ ET SOCIALITÉ.

pourrait commettre de plus grosse faute. Ceux-là sont seulement, comme le dit Plutarque, les idoles et les simulacres de l’amitié[1]. »

L’amitié est un sentiment essentiellement particulariste, exclusif et par là même, jusqu’à un certain point, antisocial. Ce délicat contact des âmes a horreur des promiscuités grégaires. Toute intervention de l’esprit de troupeau lui porte atteinte et le fait cesser. J’ai souvent remarqué que, dans un entretien où s’était établie cette délicate communication entre deux intelligences et deux sensibilités, la venue d’une tierce personne suffisait pour rompre le charme et faire évanouir le mystérieux courant sympathique. La conversation prend de suite un tour banal et retombe aux vulgarités des communes accointances. Dès que ce tiers est entré en scène, tout s’est amoindri et enlaidi. Il y a place maintenant pour la raillerie, pour la médisance et la méchanceté, pour les alarmes de la vanité, pour l’hostilité toujours en éveil dans les cœurs. Deux se mettent contre un. Il y a déjà là un commencement de coalition grégaire. Il y a une possibilité de défiance, de dénigrement et de moquerie. Il y a déjà le germe de toute la socialité. Sainte-Beuve a admirablement rendu ce qu’a d’angoissant cette rupture soudaine des mystérieuses affinités qui s’établissent pour un instant privilégié entre quelques âmes d’élite. « Je compris que quelque chose s’accomplissait en ce moment, se dénouait dans ma vie ;

  1. Sir John Lubbock, Le bonheur de vivre, p. 94 (Paris, Félix Alcan).