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Apres avoir publié deux œuvres qui, transposées dans toutes les langues du globe, lui ont acquis d’emblée une gloire incontestée et du plus pur aloi, il s’est jeté dans un mysticisme éperdu, dont l’un des dogmes les moins terribles à ses yeux, mais les plus exaspérants pour quiconque a savouré ses chefs-d’œuvre, prohibe toute préoccupation esthétique. Comme un pareil « état d’âme » est à peine concevable en Occident, plus d’un parmi nous se laisse volontiers aller à lui demander si sa raison n’a pas subi quelque crise. Les plus réservés estiment qu’il existe une étrange contradiction entre les deux moitiés de la vie psychique de Tolstoï.

Pourtant, si l’on lit attentivement les œuvres complètes du prophète de Toula selon l’ordre de leur date d’apparition, on sera obligé de conclure à une évolution pleinement logique, parfaitement normale. Cette âme a abouti là où elle devait parvenir, là où il fallait de toute évidence qu’elle en arrivât, et ses deux aspects successifs, loin d’être incompatibles comme ils le semblent d’abord, sont en réalité exactement complémentaires.

Il importe en premier lieu de ne pas oublier que Tolstoï incarne en lui toute l’âme russe. Mais comment ne refléterait-il pas aussi un peu de l’âme collective du monde présent ? On ne naît pas seulement sur un certain sol et sous un certain ciel, on naît aussi à une certaine époque. Il serait donc scabreux de se prononcer sur la crise traversée par Tolstoï avant d’avoir scruté si chacun de nous n’en détient pas en soi les germes plus ou moins stérilisés. Il y a un dicton japonais bien suggestif : — Quand tu empoignes un voleur, prends garde d’avoir l’instant d’après à reconnaître en lui ton fils.

Puis, le comte Tolstoï est né parmi les heureux et les puissants, et la première période de sa vie a été banale. Il n’a pas été contraint, comme par exemple son rival d’un moment, Fédor Dostoïevsky, de peiner pour sa subsistance quotidienne, et, sur la route droite, large et unie où il cheminait, il n’a couru nul péril extraordinaire ni fait nulle rencontre émouvante. Sa pensée a pu se résorber avec la même continue sécurité que celle d’un moine bouddhiste végétant dans quelque ville tibétaine à sept mille pieds au-dessus de la plaine où la multitude grouille