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sentais sa présence. Chacun de ses regards et de ses mouvements se reflétait dans mon cœur, doué en ce moment de la double vue de l’amour. Je jouais la sonate-fantaisie de Mozart, qu’il m’avait apportée et que j’avais étudiée pour lui. Je ne pensais pas du tout à mon instrument, et cependant je jouais bien et sentais que mon jeu lui plaisait. J’éprouvais une ivresse qu’il devait éprouver aussi, et sans le voir je comprenais que son regard était fixé sur moi. Au bout d’un instant, tout en continuant à promener mes doigts sur les touches, je me retournai et vis sa tête se détacher sur le fond plus clair de la lune. Ses yeux brillants me regardaient avec tendresse. Je souris et m’arrêtai. Lui me sourit aussi et me fît signe de continuer. La lune montait et nous éclairait davantage, tandis que Katia sur le seuil de la porte déclarait que j’avais mal joué, et que c’était absurde de couper court au plus bel endroit du morceau. Lui, au contraire, prétendit que j’avais joué mieux que jamais, et il commença à se promener, et chaque fois qu’il passait près de moi il m’envoyait un sourire. Moi, je riais follement ; j’étais si heureuse ! Dès qu’il approchait, je saisissais Katia, toute abasourdie, et je l’embrassais à ma place favorite, sous le menton, puis, dès qu’il s’éloignait, je prenais un air sérieux de gamin en train de faire une niche et me moquais de lui.

« Mais qu’a-t-elle donc aujourd’hui ? » demanda Katia. Il ne répondit rien, mais je savais qu’il avait deviné ce que j’avais.

« Regardez quelle splendide nuit », fit-il en ouvrant la porte vitrée de la terrasse. Nous approchâmes ; c’était une nuit splendide, telle que depuis je n’en ai plus jamais vu. Comme la pleine lune était là-haut