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— C’est là un paradoxe, avait riposté Katia ; vous, par exemple, est-ce que tous n’avez jamais dit à une femme que vous l’aimez ?

— Non, jamais je n’ai mis le genou en terre, et sans doute je ne le ferai jamais. »

« Il m’aime, me disais-je, en me rappelant ces paroles, il a beau se dissimuler et se taire, j’en suis sûre maintenant. »

Toute cette soirée il me parla peu directement, mais dans chacune des paroles qu’il adressait à Katia ou à Sonia je sentis l’amour. Je ne comprenais pas pourquoi il voulait à tout prix paraître froid et indifférent, alors qu’il aurait été si simple et si facile de me rendre tout à fait heureuse. Toutefois je me reprochais mon irruption subite dans le verger comme un péché, et je croyais qu’il était réellement fâché contre moi. Après le thé, je me dirigeai vers le piano.

« Oui, jouez quelque chose, je ne vous ai pas entendue depuis longtemps, dit-il en me suivant de près.

— Serge Mikhaïlitch, vous ne m’en voulez pas ?

— Pourquoi ?

— Pour la folie que j’ai faite cet après-midi. »

Il comprit et me regarda en hochant la tête et en souriant. Ses yeux disaient que je méritais bien d’être grondée, mais qu’il n’en avait pas la force.

« N’est-ce pas ? nous sommes toujours amis ? dis-je encore.

— Certainement », fit-il.

La grande salle haute n’était éclairée que par les deux bougies du piano. Par les fenêtres ouvertes on voyait une nuit claire. Il était assis derrière moi ; je ne le voyais pas ; mais partout, dans l’ombre de la pièce, dans les sons du piano et au dedans de moi-même, je