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Katia et le tic-tac de la pendule rompaient seuls le silence. J’avais alors l’illusion que mes rêves, mes pensées, mes prières, étaient des êtres vivants et inséparables de mon être. Chacune de mes pensées était une pensée à lui, chacun de mes sentiments, un sentiment à lui. Je ne devinais pas encore que c’était de l’amour, mais j’étais sûre déjà que c’était quelque chose d’autre que l’amitié et l’estime.


III

Le fragment qui suit — cueillette des cerises, puis promenade au clair de lune — offre, avec la cueillette des champignons dans Guerre et Paix, et quelques autres passages, une note rare dans la littérature russe ; on ne l’y trouve, en dehors de l’œuvre de Tolstoï, que chez Tourgueniev. C’est l’idylle savoureuse, telle qu’elle foisonne, trop souvent affadie, dans le roman anglais.

Un jour, dans l’après-midi, Katia, Sonia et moi nous allâmes dans le jardin nous asseoir sur notre banc favori près d’un ruisseau, à l’ombre des vieux tilleuls, d’où l’on avait une splendide vue sur les champs et les bois. Serge Mikhaïlitch n’était pas venu depuis trois jours, et nous l’attendions ; le régisseur nous avait dit qu’il devait venir visiter les travaux des champs. Vers les deux heures, au milieu des glaneurs et des glaneuses, nous aperçûmes sur le terrain sa silhouette élancée. Katia avait apporté des cerises et des abricots, qu’il aimait beaucoup, et s’était endormie en l’attendant.

Arrachant une branche d’arbre, je commençai à écarter les mouches de son visage tout en lisant et en