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mère, d’amie, d’esclave presque, n’ayant d’autre pensée que nous.

C’est lui encore qui m’enseigna à regarder nos paysans et nos filles de service autrement que comme des êtres sans âme. Jusque-là, quoique ayant vécu au milieu d’eux, ils m’étaient demeurés étrangers, et il ne m’était jamais venu à l’esprit que ces êtres pouvaient aimer, penser et sentir comme moi. Notre parc, nos jardins, nos champs et nos forêts avaient revêtu un charme inconnu à mes yeux. Ils disaient que dans la vie le seul bonheur est de vivre pour les autres, et, avant encore que je l’eusse complètement compris, cette conviction germait déjà dans mon cœur. Il m’avait ouvert des horizons de joie et d’imprévu, quoiqu’il n’eût apporté cependant aucun événement nouveau dans mon existence, excepté son influence, qui agissait sur chacune de mes sensations. Tout mon passé et mon enfance revivaient devant moi, et je n’y voyais rien, absolument rien ! Je ne croyais vivre que depuis qu’il était revenu, comme si sa présence seule donnait une voix à tout ce qui gisait impassible et muet dans mon âme.

Souvent, pendant cet été, je me jetais sur mon lit, et les rêves impossibles, les espoirs insensés, les désirs sans nom, et la peur que le bonheur du présent ne fût éphémère, s’emparaient violemment de moi. Lorsque je ne pouvais m’endormir, je réveillais Katia pour lui confier que je me sentais heureuse de vivre. Elle m’embrassait tendrement et me disait qu’elle aussi était heureuse. Mais elle pouvait dormir, tandis que moi je passais la nuit entière à me demander pourquoi j’étais contente. Parfois je me mettais à genoux : dans la chambre tout se taisait ; la respiration régulière de