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simplicité. Je savais qu’il m’aimait, était-ce comme enfant ou comme femme ? Je ne me le demandais pas encore ; mais cet amour m’était devenu cher, et sentant qu’il me croyait la meilleure jeune fille du monde, je ne pouvais pas ne point désirer que cette illusion durât. Je m’efforçais de le tromper, mais en le trompant je devenais meilleure par cela même. Je lui montrais les meilleurs sentiments de mon âme. S’il connaissait trop bien mon extérieur pour se tromper sur quelque détail, je savais qu’il ne connaissait réellement pas mon âme, car, sous son influence, elle s’éveillait et se développait, et c’est de la sorte que je lui donnais nécessairement des illusions sans que jamais il s’en aperçût. Et comme il me parut bon lorsque enfin je compris son cœur ! Les gênes sans cause aucune, les allures compassées des premiers temps disparurent tout à fait. J’étais certaine que de profil ou de face, avec les cheveux épars ou nattés, debout ou assise, il était content de moi, et que je lui plaisais telle que j’étais ; je sentais que si, contre son habitude, il m’avait, à l’imitation des autres hommes, adressé quelque compliment banal, cela m’aurait choquée comme une dissonance. Mais en retour, quelle délicieuse sensation j’éprouvais lorsque, après quelqu’une de mes actions ou de mes paroles, il me disait d’une voix émue :

« Oui, oui, il y a en vous quelque chose ; vous êtes une délicieuse fille, je vous le déclare, Maria Alexandrovna. »

Ces paroles m’emplissaient le cœur de fierté et de joie. Si, par exemple, je lui disais que j’aimais la tendresse du vieux Grégorii pour sa petite fille, que j’avais pleuré en lisant quelque poème ou quelque roman, ou que je préférais Mozart à Schoulhoff,