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répétai-je. Et de nouveau nous retombâmes dans le silence. Je m’imaginais que je l’avais attristé avec mon absurde réplique à propos du mariage ; je voulais le consoler, mais je ne savais comment faire, et peut-être n’avais-je pas assez d’audace.

« Il est tard ; adieu, Maria Alexandrovna. Ma mère m’attend pour souper, et je ne l’ai presque pas encore vue depuis mon retour.

— Et moi qui voulais vous jouer une nouvelle sonate…

— Ce sera pour une autre fois », répondit-il froidement. Il me semblait de plus en plus, maintenant, qu’il était offensé. Nous le reconduisîmes avec Katia jusqu’à sa britchka, puis nous écoutâmes tous deux le cahotement de son équipage sur la grande route. Ensuite je retournai sur la terrasse, et longtemps, dans le brouillard et la rosée du soir, j’entendis les voix de la nuit qui disaient tout haut ce que mon cœur désirait tout bas.

Serge Mikhaïlitch vint une seconde, une troisième fois, et la gêne qu’avait causée cette malencontreuse discussion s’évanouit complètement et ne reparut plus jamais. Pendant tout l’été il vint à la maison deux ou trois fois par semaine, et je m’étais tellement habituée à sa présence, que lorsqu’il ne venait pas je trouvais que c’était mal à lui de me laisser seule. Il me traitait en camarade, me questionnait, provoquait mes confidences, me donnait des conseils, et quelquefois même me grondait doucement. Mais quoiqu’il s’efforçât de paraître mon égal, je sentais qu’à côté de ce que je voyais et comprenais en lui il y avait dans son âme tout un monde auquel je restais étrangère. Peut-être ne me jugeait-il pas digne d’y pénétrer, et cette supé-