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« Oh ! c’est un ami si fidèle et si sûr ! »

Et, en effet, cette compassion délicate de la part de cet étranger si bon me réchauffait le cœur.

Dans la pièce voisine on entendait les cris de Sonia taquinée par Serge Mikhaïlitch ; puis il commença à taper sur le piano avec les menottes de ma petite sœur, et tous deux riaient aux éclats.

« Maria Alexandrovna, dit-il tout à coup, venez ici et jouez-nous quelque chose. »

Cela me fut agréable d’être traitée par lui en amie. Je me levai et m’approchai.

« Jouez cela », continua-t-il en me désignant l’adagio de la sonate : Quasi una fantasia. « Nous allons voir comment vous vous en tirerez. » Et il s’en alla dans un coin avec son verre de thé.

Je compris qu’avec lui il eût été maladroit de faire des préambules, de dire que je jouais mal, etc. Je me mis donc simplement au piano et commençai à jouer comme j’en étais capable, mais cependant je redoutais son jugement, sachant qu’il aimait la musique et s’y connaissait. L’adagio était dans le ton des souvenirs qui me troublaient le cœur, et sous la fraîche impression de cette entrevue soudaine, après des années d’absence, je jouai ce morceau assez convenablement, à ce qu’il paraît. Mais il ne me laissa pas finir le scherzo.

« Vous ne jouez pas bien cela, me dit-il simplement ; mais vous avez bien joué l’adagio. »

Cette louange, si modérée qu’elle fût, m’alla droit au cœur, et je rougis de plaisir. C’était si neuf et si bon de sentir que lui, l’ami de mon père, me parlait aujourd’hui gravement et non plus en badinant comme jadis.