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alors m’avait semblé bien drôle, et même désagréable. Le héros de mes rêves était tout autre ; il était grand, svelte, pâle, avec un visage sombre et fatal, tandis que Serge Mikhaïlitch était pour moi un homme presque vieux, robuste et d’un visage riant ; mais malgré tout, les paroles de ma mère, sans que je m’en fusse doutée, hantaient mon imagination.

À l’heure du dîner, auquel Katia avait ajouté un gâteau, une crème et quelques autres friandises, Serge Mikhaïlitch arriva. Je vis par la fenêtre son traîneau entrer dans la cour. Je voulais l’attendre cérémonieusement dans la salle, mais je ne pus résister à mon impatience lorsque j’entendis dans le vestibule sa voix sonore, et je m’élançai à sa rencontre. Il tenait la main de Katia et lui parlait en riant. En m’apercevant, il me regarda quelques instants sans me saluer ; ce regard me gêna, et je rougis beaucoup.

« Ah ! est-ce bien vous ? dit-il enfin de sa voix ferme, en s’approchant. Peut-on changer ainsi ! que vous avez grandi ! Ce n’est plus la violette d’autrefois ; maintenant c’est une rose. »

Il pressa ma main dans sa main large et musclée, et cela si fort qu’il me fit presque mal. Je crus qu’il allait l’embrasser et je m’inclinai légèrement, mais il la pressa seulement encore une fois et me regarda attentivement pendant une minute.

Je ne l’avais pas vu depuis six ans. Il avait beaucoup changé et vieilli ; il avait laissé pousser sa grande barbe, ce qui ne lui allait guère, mais c’étaient bien là toujours ses manières simples, le même visage franc aux traits expressifs, et les mêmes yeux brillants et bons ; c’était surtout son sourire demi-taquin, demi-tendre.