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forçait de me distraire et voulait que je prisse un peu de courage pour surmonter ma tristesse, je répondais : « Je n’ai envie de rien ! » Et je me disais en moi-même : « À quoi bon s’occuper de quoi que ce soit, puisque mes meilleures années se flétrissent dans cette campagne exécrée ? » Et à ce « à quoi bon ? » je ne trouvais d’autre réponse que des larmes. On me disait que je maigrissais, que j’enlaidissais même, mais cela m’était presque indifférent. À quoi bon, et pour qui être belle ? Il me semblait que toute ma vie s’écoulerait dans ce désert, et dans cette prostration que je n’avais même pas la force de secouer. Katia commença à s’alarmer sérieusement, et décida de m’enmener à l’étranger pour me guérir d’un mal qu’elle croyait organique. Mais pour cela il fallait de l’argent, et nous ignorions complètement l’état de notre fortune ; nous attendions l’arrivée de notre tuteur, qui devait arranger définitivement nos affaires. Il vint dans le courant de mars.

Serge Mikhaïlitch était notre voisin et l’ami le plus intime de notre pauvre père, quoiqu’il fût bien plus jeune que lui. Son arrivée changeait nos projets et nous donnait la possibilité de quitter cette campagne abhorrée. J’étais habituée depuis mon enfance à l’aimer et à l’estimer, et Katia, en me disant de me secouer, avait bien deviné qu’entre tous son avis seul avait un poids réel pour moi, et que j’aurais été vexée de lui donner mauvaise impression de ma personne. Katia, Sonia sa filleule, et jusqu’à notre vieux cocher, aimaient Serge Mikhaïlitch, mais quant à moi un autre sentiment avait germé dans mon cœur à son égard depuis que ma mère m’avait dit un jour qu’elle désirait pour moi un mari comme lui. Cela