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bonnement l’orthodoxie bouddhique. D’autant plus que la morale de Sakya-Mouni repose, de même que celle de l’Évangile, sur l’humilité que doit nous inspirer cette évidence que nous ne sommes qu’une parcelle de néant, sur la compassion que nous devons éprouver pour tout ce qui partage avec nous la misérable condition de vivre, et sur l’abnégation que nous devons pratiquer à l’égard de nos frères en humanité pour que le poids de l’existence leur semble un peu moins lourd.

Ce n’est du reste pas la première fois qu’est signalée la parfaite conformité du « tolstoïsme » avec la grande théorie hindoue. M. E.-M. de Vogüé, notamment, y a beaucoup insisté. On peut ajouter que le prophète de Toula n’est pas seul en Russie à relever, plus ou moins inconsciemment, du bouddhisme. Tout le mouvement nihiliste — c’est le sens philosophique du mot qui est en cause ici, et non l’acception détournée à laquelle l’usage a habitué l’Occident — a sa source dans la doctrine du Nirvana.

D’autre part, on ne voit en principe guère de différence entre les croyances de Tolstoï, telles que nous les avons résumées d’après lui-même, et celles où ont abouti tous les esprits qui, à l’heure présente, restreignent rigoureusement leur confiance à la science positive. Mais ceux-ci, de la nécessité de nous atténuer mutuellement l’ennui de vivre, déduisent la conclusion logique du progrès, tandis que Tolstoï, par une inconséquence qu’il faut renoncer à comprendre, nie la perfectibilité de l’être par l’amélioration des conditions de son existence.

À peine a-t-il établi que le pourquoi de toutes choses nous demeurera caché à jamais, il reproche amèrement à la science de ne l’avoir pas découvert, et pour la punir il la supprime. Après avoir affirmé que tous nos efforts doivent tendre à l’extrême réduction des servitudes imposées par la nature à l’individu et à l’extrême développement des rapports entre tous les membres de la collectivité, il condamne précisément l’unique instrument que nous y puissions employer.

Platon interdisait sa république aux poètes. Tolstoï la ferme à quiconque pense. Si par là il se sépare du bouddhisme, c’est pour se rapprocher étroitement de l’idée hindoue qui a donné naissance au fakirisme : — Penser fait