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et aussi bête, décidément, que tous les autres moujiks, et prit ses dispositions pour la nuit. Il égalisa la paille, enfonça ses mains dans les manches de sa pelisse, et installa sa tête dans le coin du devant, qui l’abritait à peu près.

Il n’avait guère envie de dormir. Il réfléchissait, et toujours à la même chose, à l’unique, à ce qui était le but, le sens, la joie et l’orgueil de sa vie : l’argent ; ce qu’il en avait gagné déjà et ce qu’il en pouvait gagner encore ; ce que d’autres en gagnaient ou auraient pu gagner ; les moyens enfin d’en gagner.

« Le chêne, se disait-il, songeant au bois qu’il allait acheter, le chêne ne sera pas seulement débité pour la charpenterie, il servira aussi à fabriquer des patins. Il y aura, j’imagine, en bois coupé, une trentaine de sagènes[1] par désiatine. Mais le pomiechtchik n’aura pas ses dix mille roubles. C’est bien assez de huit mille, et encore ne comptera-t-on pas les clairières. Je graisserai la patte à l’arpenteur ; pour cent à cent cinquante roubles il m’attribuera au moins cinq désiatines de plus sous prétexte de clairières. Du reste, quand mon pomiechtchik verra que je suis prêt à lui remettre séance tenante trois mille roubles de la main à la main, il n’hésitera pas à accepter mon prix. »

Et Vassili Andréitch tâtait machinalement son portefeuille à travers ses deux pelisses.

« Mais comment donc avons-nous fait pour nous écarter de la route ? C’est inconcevable. Nous aurions dû rencontrer la forêt avec la maison du garde. Il est

  1. La sagène cubique égale une dizaine de stères et la désiatine un hectare.