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nous fait constater, dans une production de l’esprit, quelque insuffisance de la méthode ou quelque erreur de goût. Or, il semble précisément que les lettres grecques et latines et les nôtres soient vouées à conserver le monopole de la bonne ordonnance de l’ensemble et du judicieux choix des détails, de même que les trois langues correspondantes à maintenir leur privilège de clarté. La méthode et le goût, déjà rares dans les œuvres les plus géniales que puissent alléger les littératures anglaise et allemande, sont presque inconnues des auteurs russes.

L’unité et la continuité de l’action ne se rencontrent guère là-bas que dans un livre de Dostoïevsky : Crime et Châtiment. Chez Tolstoï on n’en découvre point de trace.


Anna Karénine roule sur deux actions, celle qui englobe Anna, son mari et Vronsky, et celle qui se poursuit entre Lévine et Kitty. Toutes deux appellent une égale attention, elles sont rattachées l’une à l’autre par des liens qui ne sont en somme que des « ficelles ». On a voulu voir dans Guerre et Paix un sujet prédominant : la lutte de la Russie contre l’étranger. N’y a-t-il pas là excès d’ingéniosité ? En réalité, on peut isoler dans cette œuvre une bonne demi-douzaine d’intrigues parallèles.

Non content d’enchevêtrer à l’infini ces diverses trames, l’auteur s’est encore imaginé de consacrer une place parfois énorme à des digressions qui n’ont pas le moindre rapport avec n’importe laquelle des actions développées ni avec les thèses plaidées. Ainsi, dans Anna Karénine, telle chasse en marais, qu’a-t-elle à faire avec, d’une part, la tragédie vécue par Anna, son mari et Vronsky ou l’idylle où s’emparadisent Lévine et Kitty, et d’autre part la question du mariage ? Et dans Guerre et Paix, en quoi cette interminable chasse à courre, et la périlleuse gageure tenue par un officier ivre, et la perte de jeu infligée par ce même militaire à un de ses camarades, influent-elles, soit sur la marche des cinq ou six intrigues, si ce n’est pour les interrompre, — soit sur la solution du problème de la guerre ? Elles n’ont même pas l’excuse de nous renseigner sur des nuances spéciales aux mœurs de l’époque analysée, car le « petit oncle » ne peut courir le renard qu’exactement de la manière qu’on le court aujourd’hui, et Dologhov ne sau-