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chef de grave. Celui-ci n’était pas mis là pour sa tendresse de cœur. C’était généralement un homme bien musclé, solide, et il le fallait : plus d’un, dans les temps passés, avait eu à subir les assauts des graviers révoltés, et ne s’en était tiré qu’au prix de membres brisés, sinon au prix de la vie même. Vous pouvez croire cependant qu’il y a eu infiniment plus de graviers tués par leurs chefs que de chefs par leurs graviers. Là, comme ailleurs, les vengeances terribles, celles qui comportent mort d’hommes, lorsqu’elles sont exercées par les inférieurs sur les supérieurs, sont le signe et la répercussion d’injustices et de mauvais traitements excessifs, l’efflorescence de haines longuement provoquées d’une part et longuement contenues d’autre part. Mais tout cela était en voie de changement : les mœurs allaient s’adoucissant. Il devenait déjà fort difficile de tuer un homme, fût-ce un gravier de douze ans, dans une colonie de quelques kilomètres carrés, où les autorités et le gouverneur ne pouvaient ignorer les événements de quelque importance. Je crois bien que les douleurs de leurs anciens ont enfin acheté des traitements à peu près humains aux graviers d’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, leur sort, en 1876, me fit du bien par comparaison avec le mien ; car le mien avait au moins pour explication, sinon pour excuse, la vie en mer avec ses dures nécessités. Je vois encore les cabanons ignobles et remplis de vermine où ils couchaient ; les baquets autour desquels ils s’agenouillaient ou s’asseyaient, par terre, en rond, pour manger les