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Ils sont rares, dans la marine comme ailleurs, ceux qui le font. J’ai pourtant vu des matelots qui m’ont produit l’effet de pères et dont je me suis toujours approché avec des sentiments de petit enfant. Mais ce ne fut guère dans ma première année de navigation. Je ne sais vraiment où notre capitaine, qui était pourtant un assez brave homme, avait décroché ce ramassis de forbans. Même à distance, je n’en vois guère que deux qui trouveraient grâce devant mon jugement.


Pendant près d’une semaine, la pêche donna assez ; les journées me parurent longues et lourdes. Je n’en ai cependant gardé qu’un souvenir vague. Je vécus comme anesthésié par la douleur et par l’alcool. En temps de pêche normale on boit en moyenne, chaque jour, un litre de cidre, un demi-litre de vin et un quart de litre d’eau-de-vie : pour le vin et l’eau-de-vie tout au moins on augmente les rations dans la proportion de l’ouvrage. La limite est dans la capacité de chacun ; il faut arriver à ne plus sentir son mal, tout en gardant la faculté d’accomplir sa tâche. Ce point d’inconscience, je l’atteignais quant à moi vers le milieu du jour, après le déjeuner. Car le matin, pendant l’absence des chaloupes, j’obtenais du saleur, cambusier du bord, selon la coutume, qui était mon compatriote et quelque peu mon ami, j’obtenais d’échanger mon eau-de-vie contre du vin. Il me donnait plus d’un demi-litre de vin pour une quinzaine de centilitres d’eau-de-vie, qui me revenaient avant le déjeuner. Vous dire avec quel bonheur,