Page:Pêcheurs de Terre-Neuve, récit d'un ancien pêcheur, 1896.djvu/49

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 45 —

Un matin cependant, cette monotonie fut rompue par un événement d’ordre assez fréquent dans le métier mais qui m’impressionna vivement, moi qui le voyais pour la première fois. — C’était un jour de marée « déhornic » (j’écris comme j’ai entendu prononcer), c’est-à-dire un de ces jours où les chaloupiers ne pouvaient aller lever des lignes par suite du mauvais temps. La nuit avait été assez dure. Il avait fallu se lever à plusieurs reprises pour filer de la chaîne, puis du câble[1] ; on avait fait tout ce qu’on pouvait pour tenir tête à la mer et au temps. À l’aube du jour, la série des hommes de quart avait pris fin pour faire place selon l’ordre aux deux novices. Je veillais donc avec mon collègue ; en réalité nous écorchions des raies pour le déjeuner. Le mousse, qui devait les faire cuire, s’occupait dans sa « mayence » (cuisine) à rallumer son feu que la mer avait éteint par deux fois ; il jurait comme un petit païen ou comme un vieux matelot. Nous riions, ou plutôt mon compagnon riait de

  1. On file de la chaîne à mesure que le vent augmente, afin que le navire soit moins exposé à « chasser » sur son ancre. La longueur de la chaîne et son poids, joint à celui de l’ancre, rendent un navire plus stable. Le câble, qui fait suite à la chaîne, et qu’on filait en dernier lieu (je parle au passé parce qu’il paraît qu’on n’emploie plus le câble), est une corde dont la grosseur est environ celle d’une cuisse d’homme, et dont la longueur était généralement de cent-vingt brasses. Son effet était d’amortir les secousses résultant du tangage, et par suite de diminuer les chances de la rupture de la chaîne, très grandes, on le conçoit, pour un vaisseau mouillé en pleine mer, lorsque la tempête fait rage.