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nature songeuse, il est fort probable que j’en eusse pris à mon aise avec l’accommodation de mes facultés à ma profession. Je me serais dit : « Le temps fera son œuvre » et j’aurais pu traverser cette période de ma vie sans en avoir gardé plus qu’un certain souvenir de choses simplement vues, analogue à celui des choses apprises dans les livres ou purement imaginées. Cela ne sert de rien ; et l’on peut bien dire sans crainte que le mal de notre éducation est surtout qu’elle produise des hommes capables de parler de ce qu’ils n’ont fait qu’entrevoir. En fait d’expérience pratique, il n’y a de vraie que celle qui passe dans la chair et dans le sang, celle qui vous laisse une mémoire dans les muscles de la main et de tout le corps. Seules ces disciplines écrasantes vous font vous assimiler et rendent nature en vous, à brève échéance, ce que toutes les énergies de votre individu répugnent à accepter.

Mais revenons à notre traversée.


On avait beaucoup parlé de glaces depuis le départ, et j’avais les oreilles d’autant plus rebattues d’histoires de banquises que l’année précédente avait été exceptionnellement fertile en glaces et que la majeure partie de l’équipage et des passagers en avait beaucoup souffert sur la Marie-Gabrielle. À les entendre, nous étions perdus, si l’Élisabeth — c’était le nom de notre navire, — s’y trouvait engagée douze jours durant comme cela avait eu lieu pour la Marie-Gabrielle, un navire neuf, tandis que l’Élisabeth avait au moins vingt-cinq