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qui, partis de Granville, de Cancale ou de Saint-Malo, font route vers Saint-Pierre, comme nous. Ils étaient bien sept ou huit : c’étaient les Deux Empereurs, la Sainte-Claire, la Tour Malakoff, la Marie-Gabrielle, de Granville ; l’Alliance, de Saint-Malo, et bien d’autres. Ces bateaux, « toutes voiles dessus », me rappellent ceux que j’avais vus en images, tandis que, du nôtre, je n’ai qu’une représentation fort vague, analogue à celle que pourrait avoir, d’une maison, l’habitant de cette maison qui ne l’aurait vue que des fenêtres. Je pense qu’on doit être mieux à bord des autres navires.

Ce jour-là, d’ailleurs, la nature m’apparaissait changée. Depuis l’appel de ma bordée au quart de jour, je vivais comme en plein rêve : je ne reconnaissais ni la mer, ni la clarté du ciel : elles avaient pris je ne sais quel aspect d’irréel et mes oreilles ne me rendaient que des bruits estompés. Je ne me souviens d’avoir éprouvé pareilles impressions que devant ces paysages silencieux qu’on voit se refléter dans les vitres verdies de quelque masure abandonnée au milieu de la campagne. Que de fois enfant et même grand garçon, j’ai déploré de ne pouvoir traverser la vitre, entrer dans cette nature fantastique qui s’agite comme celle dont elle est l’image, mais ne vous apporte aucun son !

La mer, avec ses teintes d’un vert lourd et sale, me paraissait d’huile. Lorsque je regardais le long des flancs du navire, c’est elle qui glissait sous nous, et si je portais les yeux au large, j’avais le sentiment qu’elle nous emportait avec elle. Toutes ces impres-