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anticipée de ma nouvelle vie. Représentez-vous quatre ou cinq cents hommes, ivres pour la plupart, réunis pour écouter lire une charte-partie à laquelle ils n’entendent rien, et pour recevoir les « avances » qui leur permettront de s’équiper comme il convient pour un pareil métier. — Car il en faut un équipement ! D’abord de grandes bottes, assez semblables à celles des égoutiers de Paris, et qui valent de quarante à soixante francs ; — au moins trois « cirages » (vêtements huilés) indispensables sous les brumes et les pluies du ciel de Terre-Neuve, et qui coûtent encore soixante francs ; — des mitaines, sorte de moufles épaisses pour lever les lignes de fond, et tous les vêtements de laine ou de molleton (car jamais de linge) que suppose un séjour d’environ six mois sous un ciel qui vous mouille presque constamment, quand la mer elle-même ne se met pas de la partie. — La vue de ces hommes avec lesquels j’allais vivre, le sérieux et la tristesse de quelques-uns, non moins que la gaieté, puisée dans l’ivresse, du plus grand nombre, tout cela me faisait singulièrement appréhender la vie qui s’ouvrait devant moi, inévitable maintenant, puisque j’étais « inscrit ».

Les mots ne sauraient peindre l’ahurissement que j’éprouvai avant même d’avoir franchi les portes du bassin. Quand on voit pour la première fois tous ces amas de cordages, ces caisses de marchandises, tout ce désordre apparent d’un bateau en partance ; quand on entend ces appels multipliés, ces commandements dans une langue toute spéciale, on n’arrive ni à se