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de doigts. Mes mains cessent d’être des pieds, et reprennent leurs fonctions supérieures ; mon cou se raccourcit, ma tête et ma face s’arrondissent. Mes deux oreilles démesurées reviennent à une honnête dimension ; ces blocs plantés dans mes mâchoires reprennent les proportions de dents humaines. Enfin, l’ignominieux appendice de ma queue, si pénible à mon amour-propre, disparaît complètement. Le peuple admire. Les esprits religieux s’humilient devant cette manifestation de la toute-puissance divine, devant une métamorphose dont le merveilleux égale tout ce qu’on voit en songe, et qui s’accomplit si facilement. Toutes les voix s’élèvent, tous les bras se tendent vers les cieux, en témoignage du céleste bienfait. Moi, frappé de stupeur, je restais muet, comme si mon âme n’eût pas suffi au sentiment d’un bonheur si grand et si soudain. Où trouver le premier mot ? Comment débuter à cette renaissance de la parole ? Comment en consacrer dignement l’inauguration ? En quels termes et dans quelle mesure m’exprimer, pour donner le tour convenable à mes actions de grâces envers la déesse ?

Le grand prêtre, qu’une communication divine avait mis au fait de mes traverses, n’en resta pas moins étonné un moment devant la réalité du miracle. Mais bientôt il fit signe qu’on me donnât un vêtement de lin pour me couvrir ; car, demeuré nu en quittant cette horrible enveloppe de bête, je n’avais pu que serrer mes cuisses l’une contre l’autre, et me faire, aussi bien que je pus, un voile de mes deux mains. L’un des prêtres ôta bien vite sa robe de dessus, et me la passa sur les épaules.

Cela fait, le grand prêtre, me regardant d’un visage joyeux, où l’admiration se confondait avec la bienveillance, s’adresse à moi en ces termes : Enfin Lucius, après tant de fatales vicissitudes, après vous être vu si longtemps et si rudement ballotté par les tempêtes de la Fortune, vous êtes entré au port de sécurité et avez touché l’autel de la miséricorde. Votre naissance, non plus que votre haute position, le savoir même qui vous distingue si éminemment, rien de tout cela ne vous a été utile. Entraîné par la fougue du jeune âge, vous avez cherché la volupté plus bas que la condition d’un homme libre. Une fatale curiosité vous a coûté cher ; mais enfin, tout en vous torturant, l’aveugle Fortune, à son insu et par l’excès même de sa malignité, vous a conduit à la religieuse béatitude. Maintenant laissons-la s’agiter, et montrer le pis qu’elle puisse faire. Il lui faut chercher ailleurs une victime. L’existence consacrée au service de notre déesse auguste est désormais à l’abri des coups du sort. Qu’a gagné la Fortune à vous mettre aux prises avec les brigands, avec les bêtes féroces, avec ce que l’esclavage a de plus dur, les chemins de plus pénible, la mort journellement imminente de plus affreux ? Tous ses efforts n’ont abouti qu’à vous placer sous le patronage d’une Fortune non aveugle, et qui voit les autres divinités marcher à sa lumière. Allons, prenez un visage riant qui réponde à cet habit de fête. Accompagnez d’un pas triomphal le cortège de la déesse qui vous a sauvé. Que les impies le voient, qu’ils le voient, et reconnaissent leur erreur. Voilà Lucius délivré de ses maux, Lucius, par la grâce de la grande Isis, vainqueur du sort. Mais pour plus de sû-