rail de cuisine qui devait le suivre. Me voilà donc tiers dans ce ménage fraternel. Jamais je n’eus moins à me plaindre de la fortune. Chaque soir, après le souper, qui était un délicat et très magnifique ordinaire, mes deux patrons étaient dans l’usage, chacun pour son ressort, de rapporter bonne partie de la desserte dans le réduit qu’ils occupaient : ce qui se composait, pour l’un, des restes splendides des ragoûts servis, porc, volaille, poissons et autres mets de ce genre ; et, pour l’autre, de gâteaux mollets ou croquants, de toute forme et de toute composition, où le miel se trouvait toujours comme ingrédient. Cela fait, les deux frères fermaient leur porte et allaient se délasser aux bains Je ne manquais pas alors de me bourrer le ventre des bonnes choses que le ciel m’envoyait ; car je n’étais pas sot et âne au point, trouvant chère si délicate et à ma portée, de me contenter de foin tout sec pour mon souper.
Cette picorée me réussit d’abord pleinement, parce que j’y mettais de la discrétion et de la réserve, ne prélevant que de faibles portions sur de grandes quantités. Et le moyen de soupçonner un âne de ce genre de fraude ? Mais le mystère m’enhardit ; ma confiance n’eut plus de bornes. Alors le plus beau et le meilleur y passa. Je savourais les fins morceaux, sans toucher à ceux de qualité inférieure. Les deux frères commencèrent à s’inquiéter fort. Ils n’avaient pas encore de soupçon arrêté ; mais ils firent le guet pour surprendre l’auteur de ces soustractions quotidiennes, et allèrent même à part soi jusqu’à s’imputer l’un à l’autre mes larcins. Aussi tous deux de redoubler de soins, de faire bonne garde, et de compter et recompter leurs provisions.
Enfin l’un d’eux, surmontant toute vergogne, apostrophe l’autre en ces termes : Est-il juste, est-il raisonnable à toi de me tromper ainsi à la journée ? d’escamoter les morceaux de choix pour augmenter tes profits, en les vendant de côté et d’autre, et d’exiger après la moitié du reste ? Notre association te déplaît-elle, nous pouvons, tout en restant bons frères, dissoudre la communauté. Autrement, cette duperie, où je ne vois pas de bornes, finira par faire éclater entre nous une sérieuse discorde. Merci de ton impudence, reprit l’autre ; tu vas au-devant des plaintes que je n’osais faire. Il y a si longtemps que tu me voles, et que je gémis en silence pour ne pas intenter contre un frère cette ignoble accusation ! Allons, soit, la glace étant rompue, mettons un terme à ce préjudice. Aussi bien, si notre rancune couve plus longtemps, nous verrons éclater entre nous une autre Thébaïde. De reproche en récrimination, tous deux en vinrent à protester avec serment, chacun pour sa part, qu’ils n’ont fraude ni larcin sur la conscience. Alors on convient, le tort étant commun, de mettre tout en œuvre pour découvrir le larron. Il y avait bien l’âne qui restait seul chaque jour, mais ce n’était pas là chère à sa guise ; et, cependant, toujours les meilleurs morceaux de disparaître : et apparemment il n’entre pas chez eux de mouches de la force des Harpies, qui dévastaient, dit-on, la table de Phinée.
En attendant, je continuais à m’empiffrer ; et, grâce à ce régime d’alimentation humaine,