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présages, dont il fallut au malheureux père essuyer le récit. Assailli de tant de coups à la fois, il ne proféra pas un mot, ne versa pas une larme ; mais saisissant le couteau dont il venait de se servir à table, pour faire les parts du repas, il s’en perce la gorge de plusieurs coups, à l’exemple de son infortuné fils. Son corps roule inanimé sous la table, et lave d’un sang nouveau les taches prophétiques dont elle était souillée. Ainsi, dans l’espace d’un moment, s’anéantit cette famille entière. Le jardinier, touché de tant de désastres, non sans retour sur ce qu’il y perdait lui-même, donne à son hôte des larmes pour son dîner, et, frappant itérativement l’une contre l’autre ses deux mains qu’il avait compté rapporter pleines, il monte sur mon dos, et s’en retourne comme il était venu ; mais il ne devait pas revenir lui-même sans malencontre.

En effet, nous vîmes venir à nous un quidam de haute stature, soldat d’une légion, à en juger par ses dehors et ses manières, qui, d’un ton d’arrogance, demande à mon maître où il menait cet âne à vide. Celui-ci, encore tout troublé, et d’ailleurs n’entendant pas le latin, ne répond point, et passe. L’autre prit sa taciturnité pour une insulte, et, avec toute l’insolence militaire, le jeta de mon dos à bas, d’un coup de cep de vigne qu’il tenait à la main. Le pauvre jardinier lui expose humblement qu’il ignore sa langue. Eh bien ! dit alors en grec le soldat, où mènes-tu cet âne ? Le jardinier répond : À la ville voisine. Mais j’ai besoin, moi, de son service, reprend l’homme de guerre ; il faut qu’il vienne avec moi à la citadelle pour transporter, avec d’autres bêtes de somme, les effets du commandant. Cela dit, il met la main sur mon licou et me tire à lui. Le jardinier alors, essuyant le sang du coup qu’il avait reçu à la tête, le supplie d’en agir moins rudement et de façon plus humaine avec un homme qui a servi comme lui ; et cela, au nom de tout ce qu’il espère de mieux. Je vous jure, dit-il, que cet âne n’a pas la moindre vigueur, et que, de plus, il a le mal caduc. Rien que pour porter quelques bottes de légumes de mon jardin à deux pas, l’haleine lui manque. Jugez s’il est propre à un service plus fatigant.

Mais le jardinier s’aperçoit que, loin de s’adoucir, la férocité du soldat s’irrite encore de ses prières, et que même il en veut à sa vie ; car il avait retourné le cep, et, le frappant du gros bout, allait lui briser le crâne. Alors il a recours à un parti extrême. Feignant de vouloir toucher les genoux de son ennemi, par un geste de suppliant il s’incline et se baisse bien bas ; puis tirant soudain les deux pieds à lui, il fait perdre terre à son homme et le laisse retomber lourdement. Et tout aussitôt de lui labourer, de ses poings, de ses coudes, de ses dents, et même des pierres qu’il trouve sous sa main, le visage, les bras et les côtes. L’autre, étendu sur le dos, hors d’état de résister ou de se garantir des coups, n’épargne pas du moins les menaces. Une fois debout, il va hacher mon maître par morceaux avec sa bonne lame. L’avis ne fut pas perdu. Le jardinier s’empare aussitôt de l’épée, la jette le plus loin qu’il peut, et le voilà étrillant de plus belle son ennemi terrassé. Le soldat, roué de coups, ne voit qu’un moyen de salut : il fait le mort.

Alors le jardinier, emportant l’arme avec lui,