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Mais j’entends d’ici quelque lecteur pointilleux m’arrêter tout court, et me dire : Comment donc as-tu fait, ô des bourriquets le plus subtil, confiné comme tu l’étais dans le fond de ton moulin, pour savoir ce qui se passait très mystérieusement, d’après ton dire, dans la confidence de ces deux femelles ? Écoutez, et vous allez comprendre comment moi, qui restais homme, et homme très curieux, sous cette figure de bête, j’ai pu arriver à la connaissance des manœuvres ourdies pour la perte de mon boulanger.

Il était midi environ, quand une femme, dans l’appareil lugubre des accusés, portant au front l’empreinte d’une tristesse profonde, apparut tout à coup au milieu du moulin. Comme pour faire appel à la pitié, des haillons la couvraient à peine. Elle marchait nu-pieds. Des mèches éparses de cheveux gris, souillés de cendre, voilaient en partie des traits déjà défigurés par une pâleur cadavéreuse. Cette étrange figure s’adresse au boulanger, lui met familièrement la main sur l’épaule, et l’emmenant dans sa chambre, comme pour lui communiquer un secret, s’y enferme avec lui. La conférence se prolongeait indéfiniment. Tout le grain livré aux ouvriers avait passé sous la meule, et un supplément devenait nécessaire. De petits esclaves sont dépêchés au maître pour lui demander de la mouture. Vainement viennent-ils crier à tue-tête à travers la porte ; point de réponse. On frappe plus fort. Les verrous étaient tirés au dedans. On s’inquiète, on s’alarme ; on a recours à la force. Les gonds cèdent, volent en éclats, et livrent enfin passage aux assaillants. La femme avait disparu ; mais ils trouvent pendu à une poutre le corps déjà sans vie de leur maître. Ils éclatent en sanglots et en lamentations, le détachent, ôtent la corde qui lui serrait le cou, et lavent le cadavre. Ce premier devoir accompli, un nombreux cortège suit le défunt à la sépulture.

Le jour suivant, sa fille, qui était mariée dans un bourg voisin, accourt tout éplorée, s’arrachant les cheveux, et, de ses deux mains, frappant sa poitrine. Aucun message n’était venu lui apprendre la catastrophe de sa famille, et l’infortunée savait tout. L’ombre lamentable de son père lui était apparue dans son sommeil, ayant encore au cou le lien funeste. Ainsi lui avaient été révélés tous les crimes de sa marâtre, ses adultères, ses maléfices ; et comment, tombé lui-même en la puissance d’un spectre, il était descendu aux sombres bords.

La fille du boulanger resta longtemps livrée aux angoisses du désespoir. Enfin, les représentations empressées de sa famille mirent un terme à son deuil extérieur. Le neuvième jour, elle accomplit les solennités d’usage auprès du tombeau, puis elle mit en vente les biens de la succession, mobilier, esclaves et bêtes de somme, et tout le ménage se dispersa de côté et d’autre, suivant les chances de l’adjudication.

Un pauvre jardinier m’acheta cinquante deniers. C’était bien cher, disait-il ; mais il comptait sur notre travail commun pour le faire vivre. Il est bon d’entrer ici dans les détails de ce nouveau service.

Dès le matin, mon maître me chargeait de légumes de toute espèce qu’il allait livrer aux revendeurs de la ville voisine. Quand il en avait reçu le prix, il montait sur mon dos et revenait