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je sentisse au dernier degré le besoin de me reposer ; bien que la faim me dévorât, ma curiosité naturelle prit le dessus. Et, avant de toucher à l’abondante ration qu’on avait placée devant moi, je me mis à étudier avec intérêt la discipline intérieure de cette fatale usine. Dieux ! quelle population rachitique d’êtres humains, à la peau livide et marquetée de coups de fouet ! quels misérables haillons couvrant, sans les cacher, des dos tout noirs de meurtrissures ! Quelques-uns n’avaient pour tout voile qu’un bout de tablier jeté autour des reins. Tous, à travers leurs vêtements, montraient le nu de toutes parts. Tous étaient marqués d’une lettre au front, avaient les cheveux rasés d’un côté, et portaient au pied un anneau. Rien de plus hideux à voir que ces spectres aux paupières rongées par la vapeur brûlante et la fumée, aux yeux presque privés de lumière. Ajoutez à cela une teinte blafarde et sale qu’ils devaient à la farine dont ils étaient saupoudrés, comme les athlètes qui s’inondent de poussière avant d’engager le combat.

Que dire des animaux, mes compagnons d’infortune ? Par où m’y prendre pour en tracer le tableau ? Quel assortiment de vieux mulets et de chevaux éreintés, plongeant la tête à plein dans leurs mangeoires, et triturant péniblement des monceaux de paille pour toute nourriture ! Quelle collection de cous rongés d’ulcères purulents, de naseaux essoufflés, de flancs épuisés et battus par la toux, de poitrails excoriés par le tirage du manège, de côtes mises à nu par les coups, de sabots démesurément élargis par un piétinement continuel, de cuirs tout raboteux, couverts de croûtes invétérées !

Je fis alors un triste retour sur moi-même. Je me rappelai mon état de Lucius, et, me voyant descendu à cette condition désespérée, je baissai la tête et versai des larmes amères. Un attrait cependant m’attachait encore à la vie, en dépit de mes souffrances : ma curiosité trouvait à s’exercer au milieu de ce monde agissant et parlant devant moi sans tenir compte de ma présence. Ce n’est pas sans raison que le père de l’antique poésie chez les Grecs, voulant mettre en scène un homme de grande prudence, nous dit que ce mérite lui venait d’avoir vu beaucoup de villes, et fait connaissance avec beaucoup de peuples. Moi-même je ne me rappelle pas mon existence de baudet sans un sentiment de gratitude. J’ai, sous la peau d’âne, sinon beaucoup profité, du moins beaucoup appris. Je veux, à ce propos, vous conter une bonne histoire plus piquante encore que les autres, et, sans préambule, j’entre en matière.

À ce boulanger qui, pour son argent, était devenu mon maître, bon homme d’ailleurs et des plus rangés, le sort avait donné pour moitié la pire assurément de toutes les femelles. Elle ne lui épargnait rien de ce qui peut affliger un mari dans son honneur et dans son ménage : c’était au point que moi-même j’en gémissais intérieurement pour lui. Pas un vice qui ne se trouvât chez cette détestable créature, véritable sentine d’impureté. Humeur envieuse, querelleuse, bachique, lubrique, opiniâtre, acariâtre, avare jusqu’à la rapine en matière d’intérêts, prodigue dans ses jouissances, dénuée de toute bonne foi, ennemie de toute pudeur, foulant aux pieds toute religion, elle prétendait avoir un autel à elle, pour un dieu unique ; et, par de vaines