décrépit comme vous me voyez, que puis-je faire pour lui ? À vous qui êtes jeunes et vigoureux, il est si facile de prêter assistance à un pauvre vieillard ! Cet enfant est fils unique ; c’est le dernier espoir de ma famille. Ah ! rendez-le-moi. Ses instantes prières, ses cheveux blancs qu’il arrachait, tout cela émut de compassion la troupe. Un jeune gaillard plus hardi, plus dispos que le reste, et qui seul était sorti sans blessure de l’assaut que nous venions d’essuyer, saute à l’instant sur ses pieds, demande où est tombé l’enfant, et suit résolument le vieillard vers un buisson qu’il lui désigne assez près de là.
Dans l’intervalle, bêtes et gens s’étaient rafraîchis, celles-ci en broutant l’herbe, ceux-là en soignant leurs blessures : on songe à recharger les bagages, on appelle le jeune homme par son nom ; on crie plus fort : point de nouvelles. Ce retard inquiète : on lui dépêche un exprès pour l’avertir du départ et le ramener. L’exprès ne tarde pas à revenir tout pâle, tout effaré, et il fait sur son camarade le plus merveilleux des récits. Il l’a vu étendu sur le dos, plus qu’à moitié dévoré par un énorme dragon qui se tenait sur son corps, achevant sa curée. Quant au misérable vieillard, il avait disparu. À ce récit, qu’ils rapprochèrent bien vite du langage du gardeur de chèvres, nos gens comprirent, à n’en pas douter, que c’était là l’habitant des lieux désigné par cette allusion menaçante. Et vite ils s’éloignent de cette contrée meurtrière, nous chassant devant eux à grands coups de bâton. En moins de rien nous eûmes franchi une distance considérable, et arrivâmes à une bourgade où nous nous reposâmes toute la nuit. Elle venait d’être le théâtre d’une étrange aventure, que je ne résiste pas au désir de vous raconter.
Il y avait un esclave en qui son maître se reposait de la gestion universelle de ses biens, et qui affermait pour son propre compte un domaine considérable, où précisément nous venions de prendre nos quartiers. Cet individu avait pris femme parmi les domestiques de la famille ; mais il avait conçu au dehors une passion violente pour une personne de condition libre. Sa femme, exaspérée de cette intrigue, brûla, pour s’en venger, les registres de son mari, et mit le feu à ses magasins, dont tout le contenu devint la proie des flammes. Mais n’estimant pas que l’outrage fait à la couche nuptiale fût suffisamment puni par un tel désastre, elle s’en prend à son propre sang : se passant une corde au cou, elle y attache un enfant qu’elle avait eu de ce même homme, et se précipite dans un puits très profond, entraînant avec elle l’innocente créature. Le maître, vivement touché de la catastrophe, fit saisir l’esclave qui avait, par sa conduite, poussé sa femme à cette horrible extrémité. Il ordonna de le lier nu à un figuier, enduit de miel des pieds à la tête. Le tronc vermoulu de cet arbre était exploité par toute une population de fourmis qui le minaient dessus et dessous, et faisaient éruption de toutes parts. Les fourmis n’eurent pas plutôt senti l’odeur du miel, que les voilà qui s’acharnent par myriades sur le corps de ce malheureux, et le déchiquettent à l’envi d’imperceptibles, mais innombrables, mais incessantes morsures. Il se sentit ainsi, dans une longue agonie, ronger petit à petit jusqu’au fond des entrailles. Ses chairs disparurent, ses os furent mis à nu ; et finalement de