monde, et voyant la foule qui pleure et se lamente : Assez, dit-elle, de ce deuil déplacé ! ma vertu n’a que faire de vos larmes. Je suis vengée du meurtrier de mon époux ; mes mains ont puni le détestable ravisseur de ma félicité domestique. Il est temps de rejoindre là-bas mon Tlépolème, et ce fer va m’ouvrir le chemin. Elle raconte alors tout ce que son mari lui avait révélé en songe, et dans quel piège Thrasylle vient de tomber. Puis elle se plonge le fer sous la mamelle droite, se renverse baignée dans son sang, et, proférant encore quelques mots inarticulés, exhale son âme héroïque. Aussitôt le corps de l’infortunée est soigneusement lavé par sa famille, et religieusement confié au même tombeau qui rejoint pour toujours ces malheureux époux. Quant à Thrasylle, quand il fut instruit de cette fin tragique, il comprit qu’il n’y avait pas de châtiment proportionné au mal dont il était la cause, et que le glaive ne pouvait expier suffisamment son forfait. Il se fait transporter à leur tombeau. Mânes irrités, s’écria-t-il à plusieurs reprises, la victime s’offre à vous. Puis, refermant sur lui les portes du monument, il se condamne à y périr de faim.
Tel fut le récit du jeune homme, récit fréquemment interrompu par ses soupirs, et dont son rustique auditoire se montra très affecté. Leurs cœurs se serrent à ce désastre de la famille de leurs maîtres. Mais comme la propriété va passer dans d’autres mains, et qu’ils appréhendent pour eux les suites d’un tel changement, ils se préparent à prendre la fuite. Le chef du haras, l’honnête homme à qui l’on m’avait tant recommandé, fut le plus habile. Il fit rafle de tout ce qui avait quelque valeur dans le logis confié à sa garde, en chargea mon dos et celui des autres bêtes de somme, et déménagea sans tarder. Les femmes, les enfants, les poules, les oies, les chevreaux, et jusqu’à de petits chiens, en un mot tout ce qui eût pu retarder le convoi par une allure peu expéditive, cheminait par la voiture de nos jambes. Quant à moi, bien que chargé outre mesure, je ne m’en plaignais pas autrement : je ne pensais qu’au bonheur de laisser loin derrière moi le bourreau de ma virilité.
Après avoir gravi un coteau boisé d’un passage difficile, nous traversâmes une plaine unie, et le crépuscule rendait déjà le chemin fort obscur, quand nous atteignîmes un bourg très riche et très peuplé. Les habitants nous engagèrent à ne pas aller plus loin avant le jour, et même à attendre qu’il fût très avancé. Une multitude de loups de la grande espèce, et non moins redoutables par leur férocité que par leur taille, battait le pas, portant partout leurs ravages. Les routes en étaient infestées, et ils se réunissaient, comme les voleurs, pour fondre sur les passants. On disait même que la faim avait poussé ces animaux furieux à des attaques de vive force contre des métairies écartées. Leur rage, d’abord assouvie sur les timides troupeaux, cherchait maintenant des victimes humaines. On ajoutait que sur le chemin qu’il nous fallait suivre nous ne trouverions que cadavres d’hommes à demi dévorés, et dont les squelettes blanchissaient déjà le sol à la ronde ; que les plus grandes précautions étaient à prendre pour nous remettre en route ; qu’au jour seulement, au grand jour, quand le soleil donne en plein, les bêtes vivant de proie perdent de leur