leur opposait une vive résistance, tout en prenant ciel et terre à témoin. D’où vient cette agression ? pourquoi cette violence ? Qu’est-ce à dire ? répondaient mes gens ; attends, nous allons te faire des politesses, quand nous te surprenons volant notre âne. Tu ferais mieux de nous dire ce que tu as fait de l’enfant qui le conduisait, et que tu as tué sans doute et caché quelque part. Et là-dessus, après l’avoir désarçonné, ils le renversent, et l’accablent de coups de pied et de poing. Le malheureux, tout meurtri, jurait ses grands dieux qu’il n’avait vu âme qui vive, et que, trouvant l’âne sans cavalier et sans guide, il l’avait arrêté dans sa course, uniquement pour le rendre à qui de droit, dans l’espoir d’une récompense. Plût aux dieux, s’écria-t-il, que cet âne, que je me serais bien passé de rencontrer, eût lui-même le don de la parole ! il attesterait mon innocence, et vous auriez regret du traitement que vous me faites essuyer.
Mais il eut beau protester, ces brutaux lui mirent une corde au cou et nous ramenèrent ensemble vers cette montagne boisée où l’enfant avait coutume d’aller chercher des fagots. Du reste, les recherches qu’on fit de sa personne n’aboutirent qu’à retrouver pièce à pièce les lambeaux dispersés de son corps. Pour moi, il était hors de doute que c’étaient les dents de l’ours qui avaient fait cette besogne, et j’aurais dit ce que j’en savais, si parler m’eût été possible ; mais je me félicitai intérieurement (c’était tout ce que je pouvais faire) de ce que, bien qu’un peu tard, l’heure de la vengeance eût enfin sonné.
Quand les divers lambeaux du cadavre eurent été réunis et rajustés à grand-peine, on l’enterra sur les lieux mêmes. Pour mon Bellérophon, voleur convaincu, meurtrier présumé, il fut conduit au logis garrotté de la bonne manière. Leur intention était de le livrer le lendemain aux magistrats, qui sauraient bien, disaient-ils, en obtenir raison.
Cependant le père et la mère du jeune garçon en étaient à sangloter, à se lamenter, quand, fidèle à sa promesse, arrive l’homme à l’opération, insistant pour qu’il y fût procédé sans plus attendre ; mais l’un d’eux lui dit : Nous avons aujourd’hui bien autre chose qui nous occupe. Demain, soit ; que l’on coupe à cet âne maudit les génitoires, et la tête par-dessus le marché : nous ne demandons pas mieux, et chacun ici vous prêtera la main.
Mon supplice fut donc ainsi renvoyé au lendemain, et j’en adressai des actions de grâces à l’honnête garçon, qui, du moins par sa mort, retardait, ne fût-ce que d’un jour, ma dissection. Mais on ne me laissa pas même jouir en paix de ce court ajournement ; car la mère au désespoir du funeste trépas de son fils, la mère gémissante et éplorée, vêtue de deuil et arrachant à deux mains ses cheveux blancs couverts de cendre, se précipite vers mon écurie, et, se meurtrissant le sein avec violence, elle m’apostrophe en ces mots : Ce glouton se dorlote ici dans sa litière ; le voilà qui s’empiffre à pleine mangeoire, et jusqu’à en crever. Il se soucie, bien de ma misère et de la catastrophe de son jeune maître ! Sans doute il compte sur mes infirmités, sur ma vieillesse, pour échapper au châtiment qui lui est dû. On dirait à le voir que c’est l’innocence même ; c’est tout simple : le