commandation. La joie me faisait courir en avant. Plus de fardeaux, plus de corvées ; la liberté m’était rendue. Le printemps commençait. Au milieu des prés fleuris, je ne pouvais manquer de rencontrer quelque rose. Je faisais en outre cette réflexion : si l’âne est l’objet de tant de gratitude, que ne fera-t-on pas pour l’homme, quand il aura repris sa véritable figure ?
Mais une fois que cet agent m’eut emmené loin de la ville, il ne fut plus question pour moi de délices, ni même de liberté. Sa femme, la plus avare, la plus méchante des créatures, débuta par me mettre sous le joug pour servir de moteur à un moulin. Me fustigeant sans relâche avec une branche encore garnie de ses feuilles, elle fabriquait aux dépens de ma peau le pain de sa famille et le sien. Et c’était peu de fournir par mes sueurs à sa subsistance, il me fallait moudre encore pour les voisins, dont elle recevait le blé moyennant salaire. Et après tout ce labeur, je ne pouvais (pauvre animal !) compter même sur la pitance de droit : ma portion d’orge passait avec le reste du grain sous la meule ; et quand, toujours tournant, je m’étais bien fatigué à la moudre et bluter, la voleuse vendait le tout en détail aux paysans du voisinage. Seulement, après m’avoir imposé cette pénible occupation toute une journée, vers le soir elle me gratifiait d’une mesure de son, non criblé, plein d’ordures et de pierres, et qui me restait au gosier.
Telles étaient les misères de ma condition, quand l’impitoyable Fortune me fit changer de supplice, sans doute afin que la mesure fût comble, et que je fusse, comme on dit, glorifié au dehors comme au dedans. À la fin, le brave intendant s’avisa, quoique un peu tard, d’exécuter l’ordre de ses maîtres, et me donna la clef des champs au milieu du haras. Voilà maître baudet libre enfin ; j’en trépignais d’aise, et déjà je faisais mon choix des croupes les plus à mon gré parmi les cavales ; mais ce doux commencement faillit encore aboutir à une dernière catastrophe. Tous ces étalons bien repus et engraissés pour les luttes de Vénus étaient de terribles rivaux dans mes amours. Quel âne eût été de force à lutter contre eux ? Les voilà qui s’avisent d’être jaloux, ne veulent pas souffrir de mésalliance adultère, et, au mépris des lois de Jupiter Hospitalier, s’acharnent avec fureur sur l’intrus usurpateur de leurs droits.
L’un, élevant son large poitrail, droit de tête et roide d’encolure, me martèle avec ses pieds de devant ; l’autre, tournant une croupe musculeuse et charnue, escarmouche de ses ruades contre moi ; un autre, avec ce hennissement qui n’annonce rien de bon, accourt l’oreille couchée, et, montrant deux rangs de dents blanches et formidables, m’en déchire tout le corps impitoyablement. Je me rappelai alors certain roi de Thrace dont j’avais lu l’histoire, et qui livrait ses hôtes à la rage dévorante de ses coursiers furieux. Singulière économie chez ce despote, qui repaissant ses chevaux de chair humaine, trouvait là le moyen de ménager son orge ! Ainsi meurtri et lacéré par les assauts de ces maudits quadrupèdes, j’en étais à regretter le manège tournant du moulin.
Mais la Fortune, qui ne se lassait pas de me persécuter, me suscita un bien autre fléau. Il y avait du bois à aller chercher sur une montagne. On m’employa à ce transport, en me donnant pour conducteur un jeune garçon, le pire garnement de la terre. C’était peu d’avoir à gravir péniblement jusqu’au sommet la plus rude des côtes,