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— Pour rien ? Qui sait ?

À son tour, Florentin, qui avait fini son repas et qui se carrait, solide, auprès de Lucien, haussa les épaules et dit, sensé comme un homme d’âge :

— Oh ! oui, pour rien ! Il n’y a rien à faire, mon pauvre Lucien ; les petits sont les petits, et ça n’a pas l’air de changer. Si nous quittions le Pâtis, sais-tu combien il y aurait de fous pour courir chez les Magnon mettre des enchères ? Dix ou quinze ! Oui, quinze, peut-être ! Comment veux-tu que les fermes diminuent ? Pour s’en tirer aujourd’hui, il faut s’en aller au diable, dans le Bas-Pays, dans les Charentes…

Il avait dit ces mots en manière de moquerie, car il n’y croyait guère, le gars, aux fables qui couraient sur les gens quittant le Bocage. Pourtant chaque année, ils partaient nombreux, ces misérables qui ne pouvaient plus vivre au pays et que tentait la douceur des plaines lointaines ; sans un sou vaillant, ils trouvaient quand même, là-bas, des métairies toutes prêtes qui attendaient des bras, et ceux qui se mettaient bravement à remuer la terre mince des anciens vignobles vivotaient. Ils attiraient à eux des cousins besogneux, d’anciens voisins, des valets à grande famille ; à chaque Saint-Michel, cinq ou six creux-de-maisons de la commune vidaient leur misère pullulante. Des familles se réunissaient pour partir ; cela faisait comme de petites tribus où il y avait bien quelques têtes hasardeuses, quelques paresseux aussi, mais où il y avait surtout des vaillants, heureux d’avoir enfin de la place pour travailler, des jeunes pleins d’espoirs fous et encore des grand’mères qui n’avaient