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Et tandis que les anarchos s’en vont à la mort, s’embarquent pour les bagnes, farcissent les prisons, subissent les avanies de la gouvernance et des patrons, que manigancent les socialos pisse-froids ?

Ils maquillent la conquête des pouvoirs publics et passent à la caisse… Ceux qui écopent, outre les anarchos, ce sont les prolos qui se sont rebiffés en temps de grève.

Le Fiston. — Autre chose, père Peinard, que penses-tu des grèves ?

Bibi. — Certes, les grèves, quelles qu’elles soient, causent des désagréments à bien des bons bougres : comme les grévistes veulent lutter avec les capitalos sur leur terrain, c’est-à-dire avec des gros sous contre les billets de mille, il leur arrive trop souvent d’être roulés. Et les plus énergiques sont saqués et foutus à l’index…

Mais, si les prolos ne faisaient pas grève quand le singe veut leur serrer la vis, on en verrait de belles !

Que je te dise, le vieux proverbe « comme on fait son plumard on se couche » a bougrement du vrai. On serine trop que la paye des ouvriers ne dépasse jamais que le minimum de ce qui est juste nécessaire à l’existence (et souvent va au dessous jusqu’à s’évanouir…)

Non, c’est pas l’estomac qui fixe le taux des salaires : c’est notre biceps.

Si nous sommes énergiques, le patron file doux et n’ose pas rogner les salaires et allonger les heures de turbin.

Au contraire, plus nous serrons les fesses, plus nous bissons le caquet, plus l’exploiteur le prend de haut, et moins il s’épate pour nous mener au bâton.

Les différences de salaire ne s’expliquent pas autrement : À Paris, par exemple, les raffineurs, pour un turbin de cheval, palpent 3 ou 4 balles par jour, tandis que les ouvriers en vélos gagnent leurs dix francs.

Y a pas mèche de dire que les uns et les autres palpent le maximum de ce qui est nécessaire à leur existence. En effet, la panse des raffineurs est aussi large que celle des ouvriers en vélos. D’autre part, pour les uns comme pour les autres, le pain vaut huit sous le kilo…

Ce qui est en jeu, fait la différence, c’est la poigne ! Si les raffineurs ne touchent qu’un salaire de famine, c’est parce qu’ils ne se tiennent pas assez, — au contraire les gas du vélo ne se laissent pas écrabouiller les arpions, et plutôt que de subir une diminution de paye, ils couperaient un patron en quatre.

Autre exemple :

Dans le mitan des campagnes où les capitalos s’en vont maintenant installer des bagnes industriels, y a des prolos qui gagnent à peine vingt sous par jour. Les malheureux vivotent comme ils peuvent : ils bouffent des pommes de terre, lichent du sirop de grenouille et ne connaissent la bidoche que de réputation.

Crois-tu que leur panse diffère de celle des prolos de Paris, au point qu’elle refoulerait sur la soupe et le bœuf ?

M’est avis que non, mille bombes !

Seulement comme les pauvres ouvriers pétrousquins ont la tête farcie d’ignorance et d’esprit de soumission, ils ne savent par quel bout s’y prendre pour se rebiffer contre le patron et lui imposer leurs volontés.

D’autre part, tu penses bien que ce n’est pas par amour de nos bobines que les patrons de Paris nous crachent une paye si supérieure à celle que palpent les prolos des campagnes.

Foutre non ! S’il ne tenait qu’à eux, ils nous auraient vite réduits au même minimum.

Donc, c’est se foutre le doigt dans l’œil, de dire que les patrons nous aboulent le minimum de salaire indispensable à notre boulottage. Le thermomètre de notre pays, c’est notre poigne, nom de dieu !

Conclusion : le populo n’est pas assez exigeant !

Le Fiston. — Oh oui, nous sommes trop poules mouillées. On est d’un pacifique…, ça m’en fait roter des tuyaux de cheminée ! À propos, et les huit heures, qu’en penses-tu de ce truc ?

Bibi. — Tous ces fourbis de socialos à la flan, les trois-huit, le minimum de salaire, etc., c’est des dérivatifs.

La question n’est pas de travailler tant d’heures, de toucher tant…, mais plutôt de ne pas être exploités ! C’est ce qu’ont tout à fait perdu de vue les pisse-froids : ils ne parlent plus de faire rendre gorge aux capitalos, c’est passé de mode !

Autre chose, s’adresser à la gouvernance pour les huit heures, c’est se tromper de porte : c’est aux patrons qu’il faut casser le morceau.

Y a de bons bougres qui se figurent que ces réformes beurreraient leurs épinards. À ceux-là, que je dise : tant qu’ils mendigotteront des bricoles, le singe ne leur aboulera que des foutaises.

Si on doit décrocher les huit heures, elles ne nous tomberont sur le museau que le jour où, au lieu de s’en tenir aux bagatelles, on s’alignera pour prendre possession des usines.