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les dieux veillent à ce que rien ne me réussisse, et qu’il est impossible de mettre en défaut ta fortune : elle s’applique à me perdre ; divinité d’ailleurs inconstante et légère, elle n’est fermement résolue qu’à me persécuter. Crois-moi, si tu me connais pour un homme sincère, et si des infortunes telles que les miennes ne pouvaient être imaginées à plaisir, tu seras plus habile à compter les épis des champs de Cinyphie, les thyms qui fleurissent sur le mont Hybla, les innombrables oiseaux qui s’élèvent dans les airs sur leurs ailes rapides ; tu sauras plutôt le nombre des poissons qui nagent au sein des eaux, que tu ne calculeras la somme des maux que j’ai endurés et sur terre et sur mer. Il n’est point au monde de nation plus féroce que les Scythes, et cependant ils se sont attendris sur mes infortunes ; je ferais une nouvelle Iliade sur mes tristes aventures, si j’essayais, dans mes vers, de les retracer avec exactitude. Je ne crains donc pas que ton amitié, cette amitié dont tu m’as donné tant de preuves, ne me devienne suspecte ; mais le malheur rend timide, et, depuis longtemps, ma porte est fermée à toute joie ; je me suis fait une habitude de la douleur. Comme l’eau creuse le rocher qu’elle frappe incessamment dans sa chute, ainsi les blessures que m’a faites la fortune ont été si obstinément réitérées qu’elle trouverait à peine sur moi une place propre à en recevoir de nouvelles : le soc de la charrue est moins usé par un exercice continuel, la voie Appienne moins broyée par les roues des chars, que mon cœur n’est déchiré par la longue série de mes malheurs ; et pourtant je n’ai rien trouvé qui me soulageât. Plusieurs ont conquis la gloire dans l’étude des lettres, et moi, malheureux, j’ai été la victime immolée à mon propre talent ! Mes premières années sont exemptes de reproches ; elles s’écoulèrent sans imprimer de souillures à mon front ; mais, depuis mes malheurs, elles ne m’ont été d’aucun secours. Souvent, à la prière des amis, une faute grave est pardonnée : l’amitié pour moi est restée silencieuse. D’autres tirent parti de leur présence contre l’adversité qui les atteint, et moi j’étais absent de Rome quand la tempête est venue m’assaillir. Qui ne redouterait la colère d’Auguste, même lorsqu’elle se tait ? Ses cruels reproches ont été pour moi un supplice de plus. Une saison propice adoucit la perspective de l’exil ; moi, jeté sur une mer orageuse, j’ai subi les vicissitudes de l’Arcture et des Pléiades menaçantes. L’hiver est quelquefois inoffensif pour la navigation ; le vaisseau d’Ulysse ne fut pas plus le jouet des flots que le mien ; la fidélité de mes compagnons pouvait tempérer la rigueur de mes maux, une troupe perfide s’enrichit de mes dépouilles[1] ; la beauté du pays peut rendre l’exil moins amer, il n’est pas, sous les deux

  1. Nous ne pensons pas, comme quelques traducteurs, qu’Ovide parle ici de certains compagnons de son voyage, qui l’auraient pillé. Si cela était, Ovide ne manquerait pas de s’en plaindre plus d’une fois. Or, il ne s’en est jamais plaint. Il est probable au contraire qu’il s’agit ici de quelques-uns de ses amis de Rome, de la façon de cet ennemi auquel ( Ibis, vers 29) il reproche de vouloir s’emparer de ses dépouilles, ce qui serait arrivé, si Auguste n’eût pas conservé au poète son patrimoine.