Page:Ovide - Œuvres complètes, trad Nisard, 1838.djvu/803

Cette page n’a pas encore été corrigée

jusque dans sa toge habilement disposée, on devine une voix éloquente[1]. Enfin, après une légère pause, cette bouche céleste se fait entendre, et vous jureriez alors que son langage est celui des dieux : "C’est là, diriez-vous, une éloquence digne d’un prince, tant il y a de noblesse dans ses paroles ! " Et toi, qu’il aime, toi dont le front touche les astres, tu veux avoir cependant les ouvrages du poète proscrit ! Sans doute il est un lien sympathique qui unit deux esprits l’un à l’autre, et chacun d’eux reste fidèle à cette alliance. Le paysan s’attache au laboureur ; le soldat, à celui qui fait la guerre ; le nautonier, au pilote qui gouverne la marche incertaine du vaisseau. Ainsi toi, qui aimes l’étude, tu te voues au culte des Muses ; et mon génie trouve en toi un génie qui le protège. Nos genres diffèrent, il est vrai, mais ils sortent des mêmes sources, et c’est un art libéral que nous cultivons l’un et l’autre. À toi le thyrse[2], à moi le laurier, mais le même enthousiasme doit nous animer tous les deux. Si ton éloquence communique à mes vers ce qu’ils ont de nerveux, c’est ma muse qui donne leur éclat à tes paroles. Tu penses donc avec raison que la poésie se rattache intimement à tes études, et que nous devons défendre les prérogatives de cette union sacrée. Aussi je fais des vœux pour que, jusqu’à la fin de ta vie, tu conserves l’ami dont la faveur est pour toi si honorable, et pour qu’un jour, maître du monde, il tienne lui-même les rênes de l’empire ; ces vœux, tout le peuple les forme avec moi.


LETTRE VI

À GRÉCINUS

Ovide, qui jadis offrait de vive voix ses vœux à Grécinus, les lui offre aujourd’hui avec tristesse des bords du Pont-Euxin. C’est ainsi que l’exilé communique sa pensée : mes lettres sont ma langue, et le jour on il ne me sera plus permis d’écrire, je serai muet. Tu as raison de blâmer la faute d’un ami insensé, et tu m’apprends à souffrir des malheurs que j’ai mérités plus grands encore. Ces reproches sont justes, mais ils viennent trop tard. Epargne les paroles amères au coupable qui avoue ses torts. Quand je pouvais encore voguer en droite ligne au-delà des monts Gérauniens, c’est alors qu’il fallait m’avertir de prendre garde aux perfides écueils ! Aujourd’hui naufragé, que me sert-il de connaître la route que j’aurais dû suivre ? Il vaut mieux tendre la main au nageur fatigué, et s’empresser de lui soutenir la tête : c’est ainsi que tu fais toi-même ; fais-le toujours, je t’en prie, et que ta mère et ton épouse, tes frères et toute

  1. On voit que les anciens ne dédaignaient pas de recommander â l’orateur de prendre des attitudes et de disposer sa robe d’une manière propre à prévenir son auditoire.
  2. Le thyrse était une pique entourée de pampres de vigne et de feuilles de lierre que les bacchantes agitaient dans les fêtes de Bacchus. Suivant le commentateur Mycillus, le thyrse est ici considéré par Ovide comme l’emblème de l’éloquence ; la couronne de laurier, au contraire, est l’emblème de la poésie. Nous partageons ce sentiment.