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celui d’Enone ? Après toi, Priam n’aurait pas eu de belle-fille plus digne de lui[1]. Mais je n’ai que du dédain pour toutes ces beautés, depuis que je nourris l’espoir de t’avoir pour épouse, fille de Tyndare. C’est toi que voyaient mes yeux pendant la veille, mon imagination pendant la nuit, lorsque les paupières cèdent au sommeil paisible qui les vient clore. Que feras-tu présente, puisque, encore inconnue à mes yeux, tu me plaisais déjà ? Je brûlais, bien que le feu fût loin de moi.

Je n’ai pu garder plus longtemps l’espoir d’un bien qui m’est dû, sans faire franchir à mes vœux la route azurée des ondes. Les pins des campagnes de Troie tombent sous la hache phrygienne ; et avec eux tous tes arbres utiles sur le mobile élément. Les cimes du Gargare sont dépouillées de leurs vastes forêts, et le sommet de l’Ida me fournit des poutres sans nombre. On fait fléchir les chênes destinés à la construction des vaisseaux rapides, et la carène courbée est garnie de ses flancs[2]. On place ensuite les antennes et les voiles, qui pendent le long des mâts ; la poupe arrondie est ornée de dieux peints ; sur le vaisseau qui me porte, se fait voir, avec le petit Cupidon qui l’accompagne, l’image de la déesse caution de l’hymen qu’elle m’a promis. Quand on eut mis la dernière main à la confection de la flotte, elle reçut aussitôt l’ordre de sillonner les ondes égéennes. Mon père, ma mère, opposent leurs prières à mes vœux, et leur voix me retient près de la route que je voulais m’ouvrir. Ma sœur Cassandre accourt, les cheveux épars, au moment où déjà nos vaisseaux allaient mettre à la voile : "Où vas-tu ? s’écrie-t-elle ; tu rapporteras un incendie avec toi : tu ignores quel vaste embrasement tu vas chercher à travers ces flots." Elle prophétisa vrai : j’ai trouvé les feux qu’elle m’a prédits ; un amour effréné brûle en mon tendre cœur.

Je m’éloigne du port, et, à la faveur des vents qui me poussent, j’aborde sur tes rivages, Nymphe de l’Œbalie[3]. Ton époux me reçoit comme son hôte : ainsi l’avait encore arrêté la volonté suprême des dieux. Il me fait voir lui-même ce que Lacédémone entière offre de beau à voir et de rare ; mais je n’aspirais qu’à contempler tes charmes tant vantés, et mes yeux ne trouvaient plus rien qui les pût captiver. Je t’aperçus, je restai ravi ; et, dans mon admiration, je sentis naître au fond de mes entrailles le feu d’une passion nouvelle ; elle avait, autant que je m’en souviens, des traits semblables aux tiens, la déesse de Cythère, lorsqu’elle vint se soumettre à mon jugement. Si tu te fusses aussi présentée dans cette lutte, je ne sais si Vénus eût obtenu la palme. Aussi la renommée t’a-t-elle célébrée au loin ; aussi tes charmes ne sont-ils ignorés dans aucune région. Nulle part dans la Phrygie, et depuis les contrées qui voient se lever le soleil, il n’est de femme qui

  1. Ce distique :

    Quas super Oenonen facies mirarer in urbe ?
    Nec Priamo est a te dignior ulla nurus.

    que donnent d’anciennes éditions, a été retranché dans d’autres, comme n’ayant aucun sens. On l’a au reste refait de toutes les manières, et nous les reproduisons ici pour donner une idée de la fertile imagination des commentateurs.

    Quas super Oenonen facies mutarer in orbem. (CORN. HEUSING.)
    Quas super Oenonen facies imitarer in orbem. (PAUL.)
    Quas super Oenonen faciens mutabar in urbem. (FR. HEUSING.)
    Quas super Oenonen faciens mutarer in urbem. (COLL. OVID. PONT.)
    Quas super Oenone, facie memorata per orbem. (BURM.)
    Quas super Oenone facie supereminet omnes. (BURM.)
    Quas super Oenone facie nec talis in orbe. (LENNEP.)
    Quas super Oenone facies nec talis in orbe. (LENNEP.)

    Dans le second vers on a seulement proposé ad te à la place de a te. Quelque leçon que l’on adopte, et quelque équivoques que soient ces deux vers, il faut cependant se garder de les supprimer ; car Hélène y fait sans doute allusion, quand elle dit à Pâris, dans sa réponse, ép. XVII v. 495 :

    Tu quoque dilectam multos, infide, per annos
    Diceris Oenonen destituisse tuam.

  2. Virgile décrit à peu près dans les mêmes termes une vaste coupe de bois de charronnage :

    Procumbunt piceae ; sonat icta securibus ilex ;
    Fraxinaeque trabes, cuneis et fissile robur
    Scinditur ; advolvunt ingentes montibus ornos. (Aeneid., liv. VI, v. 180)

  3. Hélène est ainsi appelée du nom d’un de ses ancêtres nommé Oebalus.