Page:Ovide - Œuvres complètes, Nisard, 1850.djvu/82

Cette page n’a pas encore été corrigée

sur mon cou, j’erre à l’aventure. Je vois la grotte tapissée du tuf mousseux, qui était pour moi comme le marbre de Mygdonie. Je revois la forêt qui nous offrit souvent un lit de verdure, où la cime touffue des arbres nous couvrait de son ombre ; mais, dans cette forêt, je ne revois pas son maître et le mien : ce lieu n’est plus que de la vile terre ; c’est lui qui en faisait le prix. J’ai reconnu les herbes du gazon que je me souviens d’avoir foulé ; les plantes, que notre poids avait courbées, l’étaient encore. Je m’y suis reposée, et j’ai touché dans ce lieu la place où tu étais ; l’herbe, naguère témoin de mes plaisirs, a été humectée de mes larmes. Il semble même que les rameaux aient, pour pleurer, laissé pendre leur feuillage ; aucun oiseau n’y fait entendre son doux ramage. Seul, celui de Daulis, mère éplorée, qui se vengea cruellement de son époux, a des chants pour Itys l’Ismarien[1] : cet oiseau chante Itys, et Sapho son amour jusqu’à présent dédaigné ; le reste fait silence comme au milieu de la nuit.

Il est une source sacrée, plus limpide que le cristal le plus pur ; on pense qu’une divinité y préside ; l’aquatique alisier étend ses rameaux au-dessus d’elle, et forme à lui seul un bois ; un tendre gazon y tapisse la terre : là, comme je reposais, toute en larmes, mes membres fatigués, une naïade vient se présenter à mes yeux ; elle se présente et dit : "Puisque tu brûles d’un feu qui n’est point partagé, il te faut aller vers les rives d’Ambracie[2]. Phébus, du haut de son temple, y voit la mer dans toute son étendue ; les peuples la nomment mer d’Actium et de Leucade : c’est de là que s’est précipité Deucalion, brûlant d’amour pour Pyrrha ; et les eaux soutinrent et respectèrent son corps ; soudain l’amour disparaît, et fuit le cœur, devenu insensible, de celui que reçoivent les ondes ; Deucalion fut délivré du feu qui le dévorait. Telle est la propriété de ces flots : dirige-toi promptement vers le sommet de Leucade, et ne crains pas de te précipiter de ce rocher." Dès que j’eus reçu d’elle cet avis, je cessai de l’entendre et de la voir ; je me levai tout effrayée, et mes yeux, gros de larmes, ne purent les contenir. Oui, nymphe, je t’obéirai, et j’irai chercher le rocher que tu m’as indiqué : loin de moi la crainte, dont triomphait un fol amour. Mon sort, quoi qu’il arrive, sera plus doux que maintenant. Air, soutiens-moi : le poids de mon corps est léger. Et toi, tendre Amour, étends sur moi tes ailes pendant ma chute ; que ma mort ne soit pas le crime des eaux de Leucade. Alors je consacrerai, comme un don, à Phébus ma lyre que je tiens de lui ; et au-dessous d’elle sera gravée cette inscription : "Sapho, poète reconnaissante envers toi, Phébus, ta consacré sa lyre : elle convient à mes doigts, elle convient aux tiens. "

Mais, pourquoi m’envoyer sur les côtes d’Actium,

  1. Térée, ayant violé sa belle-sœur Philomèle, l’enferma dans une prison après lui avoir coupé la langue, pour qu’elle ne pût révéler ce secret. Mais elle peignit son histoire sur une toile qu’elle fit parvenir à Progné, épouse de son persécuteur. Progné vint à la tête d’une troupe de femmes délivrer sa sœur, et servit à son époux dans un repas, les membres de son propre fils, Itys. Progné fut changée en hirondelle, que les poètes appellent oiseau de Daulis, du nom d’une ville de la Phocide où cette métamorphose eut lieu. Itys fut, dit la fable, changé en faisan, Philomèle en rossignol et Térée en épervier, pendant qu’il poursuivait sa femme.
  2. La principale ville d’Épire était Ambracie, dans le golfe du même nom.