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son amant. Ô toi qui n’es pas encore jeune homme et qui n’es plus enfant, âge précieux ! Ô toi ! l’honneur et la gloire incomparable de ton siècle, accours, et repose, bel enfant, sur mon sein : si tu n’aimes pas, de grâce, au moins laisse-toi aimer. J’écris, et mes yeux sont noyés dans d’abondantes larmes : vois combien il y a de taches à cet endroit de ma lettre. Puisque tu étais si décidé à quitter ces lieux, ton départ m’eût été moins cruel, si tu m’avais seulement dit : "fille de Lesbos, adieu." Tu n’as emporté avec toi ni mes pleurs ni mes baisers ; enfin je n’ai pas même pu craindre ce qui m’a tant affligée. Il ne m’est rien resté de toi, que mon malheur ; et toi, tu n’as pas un gage qui te rappelle une amante. Je ne t’ai pas fait de prières ; hélas ! je ne t’aurais prié que de ne pas m’oublier.

Je le jure par l’Amour, par ce dieu qui jamais ne s’envole bien loin, par les neuf déesses, mes divinités[1], lorsque je ne sais qui vint me dire : "Ton bonheur s’enfuit," je ne pus ni pleurer longtemps ni parler. Mes yeux ne purent trouver de larmes, ni ma bouche de paroles ; un froid glacial resserra mon cœur. Quand la douleur fut moins vive, je ne craignis pas de meurtrir ma poitrine, et de pousser des hurlements, en m’arrachant les cheveux, semblable alors à une mère qui voit porter sur le bûcher funèbre le corps inanimé du fils chéri qu’elle a perdu. Mon frère Charaxus se réjouit et triomphe de mon affliction ; il passe et revient sous mes yeux ; et, pour révéler la cause honteuse de ma douleur : "qu’a-t-elle à pleurer ? "dit-il ; "sa fille vit certainement[2]." La pudeur et l’amour sont inconciliables : tout le peuple me voyait ; ma poitrine découverte laissait voir mon sein déchiré.

C’est toi, Phaon, qui sans cesse occupes ma pensée ; c’est toi que lui offrent mes songes, mes songes plus beaux qu’un beau jour. Là je te retrouve, malgré la distance qui te sépare de moi ; mais le sommeil n’a pas de joies assez longues : souvent il me semble que tes bras soutiennent ma tête, souvent aussi que la tienne est appuyée sur les miens ; quelquefois je te caresse, et je prononce des paroles qui ont toute l’apparence de la réalité : ma bouche veille pour mes sens. Je crois sentir les baisers de ta langue voluptueuse, ces baisers que tu savais si bien recevoir, si bien donner. Je n’ose décrire les plaisirs qui suivent ceux-là, mais je les éprouve tous. Il m’est doux et il m’est défendu de n’être pas sans toi.

Mais, lorsque Titan, se montrant à nous, nous fait voir en même temps tous les objets, je me plains que le sommeil fuie si tôt mes paupières. Je cherche et les grottes et les bois, comme si les bois et les grottes pouvaient pour moi quelque chose : ils furent les confidents de mon bonheur. Là, éperdue, semblable à celle que transporte la furie Érichto[3], et les cheveux flottants

  1. Les neuf Muses.
  2. Il paraît, d’après un fragment des poésies de Sapho, cité par Héphestion le grammairien, que sa fille lui était très chère ; elle l’appelle Kleis agapêta et déclare qu’elle la préfère à tous les trésors de la Lydie.
  3. Il y eut une magicienne de Thessalie, connue du temps de Sextus Pompée sous le nom d’Erichto. Lucain en parle longuement dans la Pharsale. Peut-être est-ce un nom commun à toutes les magiciennes.