qu’il ne confisque pas pour lui seul le bien de tous, et qu’il laisse à chacun de vous sa part de gloire. C’est Patrocle, sous l’armure redoutée d’Achille, qui a mis en fuite les Troyens : sans lui, la flamme eût dévoré la flotte avec ses défenseurs. À l’entendre, n’a-t-il pas seul osé lutter contre le Mars troyen ? Comme si Agamemnon, et six autres chefs, et moi-même, nous n’avions pas réclamé avant lui le péril dont un caprice du sort lui laissa l’honneur. Et quelle fut l’issue de ce combat, ô très-vaillant Ajax ! Hector en est sorti sans une seule blessure(6).
« Malheureux ! que je souffre d’avoir à rappeler le jour où le rempart des Grecs, Achille, est tombé ! Malgré le danger, malgré ma douleur et mes larmes, je fus le premier à relever le corps du héros. Mes bras, oui, ces bras, ont porté le corps d’Achille, ainsi que ces armes que je veux porter encore aujourd’hui. J’ai des membres qui ne plieront pas sous le faix ; mon âme est faite pour sentir le prix d’un tel honneur. La déesse des mers aurait-elle sollicité en faveur de son fils le génie de Vulcain, pour voir le don céleste, l’œuvre d’un art divin, tomber entre les mains d’un soldat ignorant et brutal ? Saurait-il reconnaître, dans les figures ciselées du bouclier, l’océan et la terre, le vaste ciel et ses étoiles, les Pléiades, les Hyades, l’Ourse qui ne se couche jamais dans la mer, l’épée brillante d’Orion, et les nombreuses cités ? Il demande des armes dont il ne peut pénétrer le sens.
« Quoi ! il me reproche d’avoir fui les fatigues de la guerre, d’avoir pris une part tardive à vos travaux, et il ne sent pas que ces paroles sont un outrage à la mémoire d’Achille ? Si la ruse est un crime, ce fut le crime d’Achille comme le mien ; si le retard est une honte, j’avais pris les armes avant lui. Une tendre mère, une épouse chérie nous retenaient : le premier mouvement a été pour elles, et le second pour la Grèce. Je n’ai pas à rougir d’une faute qui m’est commune avec un héros. Et d’ailleurs l’adresse d’Ulysse a surpris Achille : Ulysse l’a-t-il été par celle d’Ajax ? Sa bouche a vomi contre moi de grossières injures ; n’en soyez pas étonnés : ses outrages sont montés jusqu’à vous. Si Palamède est mort innocent, si son accusateur est un infâme, que dira-t-on de vous qui l’avez condamné ? Mais Palamède n’a pu repousser la preuve d’un attentat odieux et avéré : sa trahison n’était pas une chimère créée par une parole ; vous l’avez vue, vous l’avez touchée ; le prix du crime était sous vos yeux. Si Philoctète est resté à Lemnos, doit-on m’en accuser ? Défendez votre ouvrage ; car vous y avez consenti : mais c’est moi, je l’avoue, qui ai conseillé à Philoctète d’éviter les fatigues du voyage et de la guerre, de laisser à ses